Un parallèle entre les guerres de Syrie et du Liban.: le 19 juillet 2012
Dans cet article publié sur le site L’Orient Le Jour, Ibrahim Tabet compare les guerres de Syrie et du Liban.
Les guerres du Liban de 1975 à 1990 et de Syrie aujourd’hui présentent à la fois de grandes différences et certains points communs. Et il est probable que, quel que soit son dénouement, cette dernière se poursuivra encore longtemps, sinon pendant quinze ans.
Les différences se situent essentiellement au niveau des causes, de la nature et des protagonistes du conflit, ainsi que du contexte géopolitique régional. Au Liban, la cause principale du déclenchement de la guerre fut la menace sur l’équilibre communautaire du pouvoir, la souveraineté et l’indépendance du pays, représentée par la présence palestinienne armée. En Syrie, l’étincelle fut le printemps arabe encourageant un soulèvement populaire, d’abord pacifique puis armé, contre un régime autoritaire monopolisé par une communauté minoritaire exerçant le pouvoir depuis plus de quarante ans. Dans le premier cas, l’État était faible et divisé, et l’armée n’avait pas tardé à se scinder, laissant le champ libre à un affrontement entre milices confessionnelles. Dans le second, on a affaire à un État fort et à une armée puissante faisant face à des milices disparates et sous-équipées. Enfin la guerre du Liban a vu l’intervention de plusieurs armées régulières étrangères qui se sont parfois affrontées sur son sol, comme lors de l’invasion israélienne de 1982, alors que de telles interventions massives ne sont pas à l’ordre du jour en Syrie où l’intensité des combats et des destructions et le nombre des victimes restent par conséquent moins élevés.
Le contexte géostratégique dans lequel s’inscrivait la guerre du Liban était caractérisé par deux facteurs principaux : le conflit israélo-arabe dans ses dimensions israélo-syrienne et israélo-palestinienne, et la guerre froide entre les États-Unis et la superpuissance que représentait encore l’URSS.
Aujourd’hui, ce contexte est caractérisé d’une part par l’antagonisme entre sunnites et chiites, les alaouites étant parents de ces derniers, et de l’autre par le bras de fer entre d’un côté l’alliance entre l’Iran, la Syrie et le Hezbollah, appuyés par la Russie, et de l’autre le camp groupant les pays arabes du Golfe (principalement l’Arabie saoudite et le Qatar), la Turquie et l’Occident. Les deux dimensions se recoupent d’ailleurs, avec en toile de fond le problème du nucléaire iranien devenu plus important que le problème palestinien du point de vue israélien, occidental et même arabe.
Au-delà de ces différences, les deux conflits sont à la fois des guerres civiles sectaires où aucune partie n’a l’exclusivité des atrocités, malgré leur caractère asymétrique dans les deux cas, et des guerres par procuration impliquant des puissances régionales et internationales. En gros, s’agissant des acteurs locaux : au Liban, elle opposait le camp chrétien aux communautés mahométanes sunnite, chiite et druze – déterminées à rééquilibrer le pouvoir en leur faveur avec l’appui de l’OLP ; en Syrie, la minorité alaouite au pouvoir à la majorité sunnite. Les chrétiens se méfiant des Frères musulmans, lesquels constituent le fer de lance de l’opposition syrienne et ayant peur de faire les frais de cette lutte comme en Irak.
Bien qu’au Liban les retournements d’alliances aient été fréquents, les principaux soutiens du camp chrétien ont été à certains moments et pour des raisons différentes Israël, et plus timidement l’Occident ;
et ceux du camp opposé, de manière plus ouverte, les Palestiniens et la Syrie. Cette dernière a toutefois successivement soutenu et combattu les forces chrétiennes et l’OLP au gré de ses intérêts. Les puissances occidentales, principalement les États-Unis et la France, sont également intervenues directement dans le conflit, notamment après l’invasion israélienne de 1982, à travers la force multinationale. Mais elles ont échoué à empêcher la mainmise syrienne sur le pays.
Par un retournement des choses, alors que cette dernière avait été le principal acteur du conflit sur la scène libanaise, c’est sur la scène syrienne que se jouent les enjeux géostratégiques régionaux. Les principaux soutiens du régime syrien étant la Russie et l’Iran, et ses adversaires visant à le remplacer par un régime sunnite afin de briser l’axe Damas-Téhéran.
Au Liban, c’est une ultime intervention militaire, en l’occurrence celle de la Syrie avec un aval américain, qui a mis fin à la guerre. Et c’est Damas qui a été, jusqu’au départ forcé de ses troupes en 2005, le plus grand bénéficiaire de l’accord de Taëf plutôt que les musulmans libanais. La marginalisation politique du camp chrétien ayant été relative, grâce au principe « ni vainqueur ni vaincu » sagement adopté par les parrains de l’accord (voir L’Orient-Le Jour du 18 juillet 2012).
En Syrie, une intervention militaire extérieure, ne serait-ce que pour établir une zone d’exclusion aérienne et encore moins pour aider l’opposition à renverser le régime, est très peu probable. D’abord car rien ne garantit son remplacement par un régime plus démocratique qui ne soit pas dominé par des islamistes avides de revanche. Ensuite car les puissances susceptibles de l’entreprendre, à savoir les membres de l’OTAN dont la Turquie, n’en ont ni la volonté ni sans doute les moyens. Sans compter qu’elles craignent les risques de déstabilisation de la région qu’elle comporte. Lesquels concernent en premier lieu le Liban, mais aussi la Turquie aux prises avec le PKK kurde et qui doit tenir compte des sentiments de sa communauté alaouite turque et arabe. Enfin du fait de l’opposition de la Russie et de la Chine, qui bloqueraient de toute façon une résolution de l’ONU dans ce sens.
Quant aux forces de l’opposition, elles paraissent incapables de l’emporter militairement. En effet, même en cas de poursuite des défections d’officiers et de soldats sunnites au sein de l’armée syrienne, son noyau dur formé de troupes d’élites alaouites conservera toujours la possibilité de les tenir en échec. L’aide que reçoit le régime de la part de la Russie et de l’Iran compense d’ailleurs celle que reçoit l’opposition de ses alliés dont les sanctions, l’expérience l’a prouvé, ne sauraient avoir un effet déterminant. En viendrait-il d’ailleurs à être acculé qu’il serait tenté de se retrancher dans son réduit du nord-ouest du pays, comme les chrétiens libanais s’étaient retranchés dans le leur jusqu’en 1990, faisant à nouveau planer le spectre tant redouté du scénario d’une partition du Proche-Orient qui servirait l’intérêt d’Israël.
Comme, de son côté, le régime ne peut ni éliminer l’opposition ni espérer pouvoir se maintenir indéfiniment, les deux parties sont dans l’impasse et seule une solution politique peut mettre un terme à la guerre. Peut-on dans ces conditions espérer la conclusion d’un accord plus ou moins semblable à celui de Taëf assurant en Syrie une sortie de crise lui épargnant des règlements de comptes sanglants ou une division ?
Ce qui est certain, c’est qu’un tel règlement, s’il devait se matérialiser, prendra beaucoup de temps, et qu’il ne pourra intervenir qu’à certaines conditions. D’abord que les deux parties admettent, comme au Liban, qu’aucune ne peut éliminer l’autre et acceptent de négocier, ce qui n’est pas encore le cas. L’opposition divisée entre de multiples factions n’étant unie que dans son refus d’une telle solution, et le pouvoir n’étant pas assez affaibli pour l’accepter, d’autant plus que c’est le sort même de sa communauté, beaucoup plus qu’au Liban où les chrétiens n’étaient pas visés en tant que tels, qui est en jeu. Ensuite qu’un leadership crédible émerge au sein de l’opposition, au sein de laquelle il n’existe pas de coordination entre ses composantes interne et externe, elle-même divisée entre laïcs et islamistes. Enfin et surtout que les puissances concernées, et en premier lieu les États-Unis et la Russie, trouvent un terrain d’entente, ce qui est loin d’être acquis tant leurs intérêts sont divergents. Il faut admettre à cet égard que, si Moscou détient moins d’atouts dans sa manche que Washington, sa position est plus réaliste. Les appels répétés au départ de Bachar el-Assad et de son clan de la part des capitales occidentales sont restés et resteront sans effet si une porte de sortie ne leur est pas proposée et un gouvernement de transition incluant des figures acceptables pour le régime et l’opposition n’est pas mis en place. Une telle solution ne pourra sans doute voir le jour que si l’administration américaine accepte – ce qu’elle refuse de faire et que préconise Kofi Annan – d’inclure l’Iran à la table des négociations dans le cadre d’un « package deal » dont la crise syrienne ne serait pas la seule composante. À la différence donc de l’accord de Taëf où les enjeux régionaux étaient moins importants, ces négociations devront autant tenir compte des intérêts respectifs des parties prenantes régionales et internationales au conflit que de ceux de la Syrie dont l’avenir est problématique.
Ibrahim TABET © L’Orient Le Jour (Liban)
Ibrahim Tabet est un publicitaire libanais, qui a fait toute sa carrière dans le monde de la communication et dirige aujourd’hui DDB Strategies (Liban). Il est également l’administrateur au Liban de l’Association des publicitaires francophones.