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Analyses

Turquie : « La restriction des droits des femmes est une obsession pour le président Erdogan »

.: le 8 août 2017

Dans cet entretien, Camille Rivieccio interroge Sophie Bessis sur la situation en Turquie où le conservatisme patriarcal tend à s’imposer progressivement avec l’assentiment du pouvoir en place.

Depuis plusieurs jours, les femmes turques sont dans la rue pour réclamer la liberté de s’habiller comme elles l’entendent. Deux femmes ont été agressées dans les transports publics par des hommes qui jugeaient le port d’un débardeur ou d’un short « provocant ».

Concernant les droits des femmes, peut-on parler de virage idéologique au sein du pouvoir turc ?

SB : Il ne s’agit pas de virage et les choses se sont faites de façon assez lente. L’AKP [Parti de la justice et du développement] est au pouvoir depuis quinze ans maintenant. Dans les dix premières années, son chef a fait part de son souhait d’entrer dans l’Europe et a cherché à satisfaire aux exigences de l’Union européenne en matière de droits humains. Mais le refus de l’UE d’envisager une adhésion turque et les fondements idéologiques de l’islam politique qui sont ceux de l’AKP ont fait revenir le balancier vers une réislamisation de la société. Pour ce faire, le pouvoir dispose d’une base sociale en Turquie centrale et orientale notamment, et dans les grandes villes de l’Ouest, vers lesquelles l’émigration d’origine rurale a été importante. Dans ce contexte, la restriction des droits des femmes est une obsession pour le président turc, Recep Tayyip Erdoan. C’est très clair sur l’avortement et la contraception. Il a aussi affirmé à plusieurs reprises que le rôle naturel des femmes était au foyer et a qualifié de « traîtres » celles qui n’auraient pas au minimum trois enfants.

Sur l’avortement, le régime turc a tenté de mettre en place une législation très restrictive, mais, devant les protestations, a reculé. Est-ce que ça signifie qu’il écoute la rue ?

SB : Erdogan n’est pas homme à écouter mais à tenir compte des rapports de force. Et l’opposition, aussi réprimée soit elle, existe toujours. Erdogan cherche le moment opportun pour faire passer ses réformes. Il va donc continuer dans cette voie. Mais la majorité des femmes turques ne sont pas prêtes à renoncer à leurs droits, hérités de l’époque kémaliste et donc vieux de près d’un siècle. Sur ce plan, la Turquie a été en avance sur le monde musulman et parfois sur l’Europe. Le droit de vote pour les femmes turques date de 1937, bien avant les Françaises [qui l’ont obtenu en 1944]. La Turquie a une tradition de modernité.

Qu’est-ce qui explique que ces manifestations aient lieu maintenant ?

SB : Il suffit de voir l’évolution dictatoriale du pouvoir turc. Le président dispose désormais de la totalité du pouvoir exécutif, d’une grande partie des pouvoirs judiciaire et législatif. Or, on sait que la séparation des pouvoirs est une garantie pour la démocratie. L’inquiétude des démocrates est donc croissante. Et, de son côté, l’Union européenne ne les défend que du bout des lèvres car l’Etat turc l’aide à contrôler les flux migratoires.

Est-ce que les hommes turcs soutiennent les manifestantes ?

SB : La question des droits des femmes est une ligne de clivage fondamentale entre les modernistes et les conservateurs dans les pays musulmans. En 2011, après la révolution, la Tunisie a été gouvernée par les islamistes, pendant trois ans, qui souhaitaient aussi réduire les droits des femmes. Les modernistes sont conscients que les avancées pour les femmes sont centrales dans un projet de société démocratique. Donc il y a aussi des hommes, les femmes ne sont pas seules. Mais seul leur combat permettra d’avancer.

Pour autant, la population turque ne s’oppose pas dans son ensemble à la politique d’Erdogan.

SB : Il y a une grande polarisation de la société turque. On le remarque au récent référendum pour la modification de la Constitution. Même avec des trucages, Erdogan a gagné avec une très courte majorité. La société est actuellement profondément divisée entre partisans et adversaires d’une réislamisation de la loi et des pratiques sociales.

Cette régression de la condition féminine n’est pas limitée à la Turquie.

SB : Et pas non plus aux pays musulmans. Regardez l’Irlande, ou la Pologne, en pleine Union européenne. Dans ces deux pays, l’Eglise dispose d’une influence très importante et oriente vers une législation plus traditionnelle. En Pologne, membre éminent de l’UE par sa population, le Parlement, dominé par un parti ultraconservateur proche de l’Eglise, a voulu interdire l’avortement. Il a fallu que les Polonaises sortent dans la rue par dizaines de milliers. Rien n’est acquis en matière de droits des femmes, et la lutte est pour elles constante.

D’après vous c’est la résurgence de la religion qui est responsable de la remise en question des droits des femmes ?

SB : Il est évident que toutes les grandes religions servent d’appareil idéologique de maintien des rôles traditionnels attribués à chaque sexe. Elles sont une justification de la domination patriarcale.

Camille RIVECCIO © Le Monde international (France)

Sophie Bessis est une historienne franco-tunisienne et chercheuse associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

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