Turquie : L’impasse de la politique néo-ottomane.: le 13 avril 2012
Dans cet article paru dans le quotidien suisse Le Temps, le professeur Jean-Sylvestre Mongrenier analyse les difficultés rencontrées par la diplomatie turque.
Le conflit relatif aux ambitions nucléaires iraniennes n’en finit pas, laissant redouter que le pire n’advienne. C’est à Istanbul, le samedi 14 avril, que se tiendra le prochain round diplomatique. L’événement entre en résonance avec la volonté turque, il y a peu encore, de jouer les « honnêtes courtiers » entre l’Occident et le régime iranien, voire de se poser en puissance tierce. Las. Confrontée à un difficile environnement géopolitique, la Turquie doit consolider ses alliances à l’Ouest. Assiste-t-on à l’éternel retour du Même ?
La conquête du pouvoir par l’AKP (Parti de la justice et du développement) en 2002 et la transformation de cette formation néo-islamiste en un parti gouvernemental hégémonique s’inscrivent en rupture avec l’héritage kémaliste, plus dans l’ordre des représentations que dans celui des faits peut-être. Selon les catégories de l’historien Arnold Toynbee, l’autoritarisme modernisateur de Mustafa Kemal correspondait à une forme d’« hérodianisme », la Turquie se mettant à l’école de l’Occident pour gagner en puissance.
Cette « révolution par le haut » n’induisait pas ipso facto l’alignement sur les puissances occidentales mais elle trouvera son prolongement géopolitique à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Staline menaçant la souveraineté turque sur les détroits du Bosphore et des Dardanelles. Ankara se tourne donc vers les Etats-Unis et, en ralliant le plan Marshall et l’OTAN, s’inscrit dans la logique ducontainment. La Turquie devient alors un bastion pro-occidental, sur le flanc sud de l’URSS et au nord de l’Orient arabe. C’est dans le cadre de cette grande stratégie occidentale qu’elle est associée, dès 1963, à la CEE.
La fin de la Guerre froide et l’ouverture de l’espace post-soviétique modifient les données. Un temps, le pantouranisme [l’unité de tous les peuples turcs, ndlr] a le vent en poupe. A l’intérieur même des frontières turques, la croissance économique des années 2000, l’auto-affirmation culturelle et religieuse ainsi que les bouleversements politiques sont à l’origine d’une nouvelle synthèse que l’on qualifiera de « nationale-islamique ». Le style politique d’Erdogan et l’hégémonie de l’AKP en sont tout à la fois le moteur et l’expression. Tout en frappant à la porte de l’Union européenne, les nouveaux dirigeants manipulent l’anti-occidentalisme et l’opposition à Israël pour mieux asseoir leur pouvoir. A Washington comme dans les capitales européennes, on craint de perdre la Turquie et le spectre du néo-ottomanisme rôde.
De fait, la doctrine de « profondeur stratégique » vise à faire de la Turquie une puissance régionale disposant de sa propre sphère d’influence à la croisée de l’Europe, du Moyen-Orient et de l’Eurasie. Le « zéro problème » aux frontières et les diverses tentatives d’intermédiation dans les conflits voisins sont supposés y mener. Au nord, les ressentiments turco-russes à l’encontre de l’Occident et les contrats énergétiques semblent donner corps aux thèses eurasiatiques. A l’est, un rapprochement turco-iranien est amorcé et Ankara affirme « comprendre » la politique nucléaire de Téhéran. Au sud, la réconciliation avec le régime syrien, suppôt historique du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), va jusqu’à des manœuvres militaires communes. Sur un plan plus général, Ankara veut organiser un marché commun moyen-oriental et faire de son territoire un « hub » énergétique, à l’intersection des flux Nord-Sud et Est-Ouest.
Pourtant, les variations sur le « modèle turc » et les discours emphatiques ont en partie occulté le fait que la politique étrangère d’Ankara consistait surtout à jouer dans les interstices du statu quo régional. La guerre russo-géorgienne d’août 2008 et le retour en force de la Russie dans le Caucase avaient réduit les ambitions turques au-delà de ses frontières nord, la « république sœur » d’Azerbaïdjan redoublant elle-même de prudence. Dans cet Orient complexe et belliqueux dont Mustafa Kemal voulait se détourner, les révoltes arabes et leurs contrecoups ont depuis bousculé la nouvelle approche turque. Le contexte révèle et aggrave les rivalités latentes entre Ankara et Téhéran, avec en toile de fond la nucléarisation de l’Iran. Ces rivalités s’expriment dans la guerre civile syrienne dont les effets – mouvements de réfugiés, incidents frontaliers et soutien de Damas au PKK – menacent la sécurité du territoire turc.
Si le positionnement de la Turquie dans l’affaire syrienne lui a ouvert un espace de manœuvre au sein du monde arabe sunnite, non sans ambivalence dans ses rapports avec l’Arabie saoudite, le fait est qu’elle se heurte, dans son environnement proche, à un arc géopolitique constitué de la Russie, de l’Iran et de la Syrie. A Ankara, le discours reste prudent, voire ondoyant, mais les décisions prises depuis 2011 témoignent du renforcement des alliances à l’Ouest. Après quelques atermoiements, la Turquie a accepté la défense antimissile de l’OTAN et un « super-radar » américain a été déployé en Anatolie orientale. De surcroît, Ankara a partiellement réduit ses importations pétrolières depuis l’Iran, rejoignant ainsi la coalition de bonnes volontés à l’œuvre dans la politique de sanctions ciblées à l’encontre du régime iranien.
La Turquie se retrouve donc dans un rôle de pilier géopolitique sud-eurasien, sur le « limes » européen et atlantique ; la situation n’est pas sans similitudes avec d’autres périodes historiques. Le grand projet de Vladimir Poutine – une « Union eurasienne » organisée autour de la Russie –, s’il advenait, et le renforcement de l’axe géopolitique Moscou-Téhéran conforteraient plus encore ce positionnement.
En parallèle, la Turquie a bien amplifié sa latitude d’action dans le monde arabe sunnite mais les amitiés y sont volatiles. Dans cet espace intermédiaire qu’est le Grand Moyen-Orient, il n’y aura décidément pas de semblant d’ordre sans grande alliance et partenariat global entre les puissances occidentales et la Turquie.
Jean-Sylvestre MONGRENIER © Le Temps (Suisse)
Chercheur associé à l’Institut Thomas More, Chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis). Auteur du Dictionnaire géopolitique de la défense européenne (ed. Unicomm, 2005), de La France, l’Europe, l’OTAN : une approche géopolitique de l’atlantisme français (ed. Unicomm, 2006), co-auteur de La Russie, de Poutine à Medvedev (Institut Thomas More/DAS, ed. Unicomm, 2008).