Sunnites contre chiites ça c’était avant : désormais les puissances du Moyen-Orient jouent la carte du nationalisme.: le 3 août 2017
Pour l’historien Roland Lombardi, la récente rencontre entre Saoudiens et nationalistes chiites irakiens indiquerait que l’Arabie saoudite appelle au nationalisme pour endiguer l’Iran.
Dans quelle mesure une telle tentative de l’Arabie Saoudite pourrait avoir des résultats ? Le terreau nationaliste irakien est il en mesure de supplanter une opposition religieuse ?
RL : Il est certain que l’invitation par les autorités saoudiennes de l’éminent dignitaire chiite irakien, Moqtada al-Sadr, est assez symbolique et surtout révélatrice d’un tournant majeur dans la diplomatie de Riyad dans la région. Reçu à Jeddah par l’ancien ambassadeur saoudien en Irak et actuellement ministre d’Etat chargé des Affaires du Golfe, Thamer al-Subhan, puis surtout par le prince héritier Mohammed Ben Salmane, Moqtada al-Sadr (dont la dernière visite dans le royaume remonte à 11 ans) est le second responsable irakien à se déplacer en Arabie saoudite. En juin, c’est le Premier ministre irakien en personne, Haïder al-Abadi (un chiite lui aussi) qui était invité dans la ville située sur les bords de la mer Rouge. Et en février dernier, ce fut le ministre saoudien des Affaires étrangères Adel al-Jubeir qui effectuait une visite à Bagdad, la première à ce niveau en Irak depuis 2003. N’oublions pas aussi la récente réouverture de deux postes frontières fermés depuis les années 1990.
Donc, clairement, il y a de la part des deux pays, une volonté de normaliser leurs relations. Du côté saoudien, c’est évidemment un changement diplomatique important dans sa politique régionale initiée depuis ces dernières années. Cela confirme également les nouvelles inflexions de Riyad vis-à-vis de la région, mais qui sont, de fait, consécutives à ses difficultés actuelles. Pour en revenir à la visite de Sadr, elle peut paraître étonnante puisqu’on connaît très bien la position des Saoud envers les chiites…
Alors assistons-nous à un véritable réalignement de la stratégie saoudienne en Irak ou simplement à une volonté de Riyad de contrecarrer (ou du moins d’essayer) l’influence grandissante de l’Iran, des « Perses chiites » sur les « Arabes chiites », ou encore une tentative de diviser ces mêmes chiites d’Irak ? Pour ma part, je ne crois pas à ces dernières options. Pour comprendre cela, il faut revenir sur la personnalité de Sadr. En effet, Moqtada al-Sadr est un chef à la fois religieux et politique. En cela, il déroge aux fortes recommandations des hauts dignitaires religieux chiites irakiens qui interdisaient aux religieux d’entrer dans le gouvernement. Or, le mouvement de Sadr, qui est une organisation religieuse mais également politico-sociale et surtout nationaliste, compte en son sein des députés et, par le passé, a participé aux différents gouvernements. Certes, son parti a connu depuis une relative perte de vitesse mais le dignitaire chiite jouit encore d’une certaine influence, notamment lorsqu’il avait soutenu, il y a plus d’un an, un vaste mouvement populaire contre la corruption.
De plus, n’oublions pas que natif de Koufa, au sud de Bagdad, il est le descendant de grands ayatollahs, les Sadr, dont certains ont été exécutés par le régime de Saddam Hussein. Cette prestigieuse lignée lui donne une certaine légitimité. D’autant plus, qu’à partir 2003, alors qu’il n’a qu’une vingtaine d’années, il prend la tête de la résistance chiite contre l’occupation américaine avec l’Armée du Mahdi, sa puissante milice forte alors de 60 000 combattants.
Toutefois, aujourd’hui, Moqtada al-Sadr est loin de représenter l’Irak et même tous les chiites d’Irak. Loin de là. En effet, la communauté chiite en Irak n’est pas aussi homogène qu’on pourrait le croire et plusieurs tendances et courants se partagent son leadership. Pour résumer rapidement, on peut noter l’importance de la puissante famille Hakim, dirigée par Ammar al-Hakim, la grande autorité de l’ayatollah Ali al-Sistani et bien sûr, les partisans du Premier ministre al-Abadi et ceux de l’ancien Premier ministre al-Maliki ainsi que Hadi al-Ameri, le dirigeant du mouvement Badr. Tous sont plus ou moins soutenus par l’Iran. Quant à al-Sadr, il s’est depuis quelque peu éloigné de l’orbite iranienne. Il s’est également brouillé avec d’autres leaders chiites. Il a même appelé Bachar el-Assad à démissionner en avril dernier ! Mais il est aussi connu pour la versatilité dans ses positions et les liens avec le grand voisin perse ne sont sûrement pas totalement rompus. D’ailleurs, il doit beaucoup à Téhéran. Ainsi, pour Riyad, al-Sadr pourrait éventuellement tenir un rôle de médiateur et de facilitateur dans les futures relations irano-saoudiennes, qui sait ?
Alors que la situation au Moyen-Orient est régulièrement analysée sous cet angle d’opposition entre sunnites et chiites, dans quelle mesure cette opposition pourrait elle n’être qu’un masque de conflits simplement nationaux, c’est à dire entre Arabie Saoudite et Iran, se disputant l’hégémonie de la région ?
RL : Je le répète souvent : au Moyen-Orient, rien n’est jamais ni tout blanc ni tout noir. Il faut d’abord bien rappeler que l’Arabie saoudite est en grande difficulté sur la plan intérieur (revenus pétroliers en forte baisse, pauvreté grandissante, graves tensions au sein du pouvoir…) et bien sur extérieur (enlisement au Yémen, échec de sa politique régionale de soutien aux salafistes et aux jihadistes, limites de sa diplomatie du chéquier, discrédit dans les opinions du monde arabe).
En dépit, du « nouveau » soutien américain et de l’administration Trump (sous certaines conditions), je pense que les dirigeants saoudiens ont pris conscience qu’ils ont bel et bien perdu leur bras de fer avec l’Iran (perte d’influence au Liban, en Syrie et en Irak). Même leur dernière sortie grandiloquente contre le petit Qatar se révèlera être un nouveau fiasco lorsque Washington décidera de sonner la fin de la récréation.
Ainsi, les Saoudiens ont été les premiers à « confessionnaliser » leur lutte d’influence avec l’Iran (et également la Russie) notamment en Syrie mais aussi en Irak (pour les salafistes, les chiites sont des mécréants). Ils ont soutenu les milices sunnites jihadistes et même plus ou moins directement Daesh au début. A présent, les nouveaux responsables du royaume bédouin semblent avoir compris l’adage latin selon lequel Errare humanum est, perseverare diabolicum.
C’est pourquoi, le prince héritier Mohammed ben Salmane est en train d’entreprendre (d’abord dans son intérêt et pour sa propre survie politique) une mutation et une refondation conséquente de la politique du royaume (en interne également) qui lui permettra par ailleurs de sauver la face. Dans le cas de son voisin du nord (qui a pourtant observé une certaine neutralité dans la crise avec le Qatar), il tente assurément de s’assurer, au-delà de son appui traditionnel des tribus sunnites, des positions solides dans l’Irak de l’après-Daesh. D’où d’ailleurs, dernièrement, l’ouverture d’un consulat saoudien à Erbil au Kurdistan et bien sûr les différentes rencontres avec les dirigeants irakiens que nous venons d’évoquer plus haut.
Quels pourraient être les effets, à terme, d’une telle renationalisation des oppositions ?
RL : Comme le dit si justement mon amie et collègue, Myriam Benraad, la grande spécialiste de l’Irak, malgré le chaos et la fragmentation de la société irakienne, le sentiment national ne doit pas être sous-estimé. Le nationalisme irakien est toujours vivace. Je rappelle que le drapeau irakien flotte toujours aux côtés des étendards de la majorité des milices irakiennes.
De fait, Moqtada al-Sadr revendique ce nationalisme. Mais il n’est pas le seul. D’ailleurs, la politique du Premier ministre al-Abadi, qui est un homme intègre, vise à dépasser le confessionnalisme et promouvoir un patriotisme renaissant afin de gagner la paix intérieure au-delà des intérêts communautaires, des partis et des clans. Certes, des progrès sont notables vis-à-vis de la communauté arabe sunnite (20% de la population) mais il reste encore beaucoup à faire. Ainsi, même si les forces patriotiques de défenses et les Hachd al-Chaabi, la puissante coalition paramilitaire des milices principalement composée de chiites, les forces d’autodéfense et les grandes tribus sunnites, qui collaboraient auparavant avec l’EI, se sont toutes ralliées au pouvoir central pour combattre le Califat.
La crise du pétrole a par ailleurs aggravé les problèmes socio-économiques. Le mécontentement est grand dans la population et au-delà du redressement étatique et économique du pays, le pouvoir irakien devra rapidement se focaliser sur la lutte contre la corruption endémique, les inévitables représailles inter-communautaires ou inter-tribales, la criminalité et le terrorisme.
De toute manière, mis à part les Kurdes (et encore), ni les chiites et encore moins les sunnites d’Irak n’ont intérêt à la partition officielle ou de fait du pays. Reste donc à savoir quel chemin décideront de prendre tous les Irakiens, une fois l’ennemi commun Daesh définitivement vaincu.
Roland LOMBARDI © Atlantico (France)
Roland Lombardi est docteur en histoire, chercheur associé à l’IREMAM, membre actif de l’association Euromed-IHEDN ainsi que consultant indépendant et analyste chez JFC-Conseil.