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Analyses

Les fondements de la politique iranienne en Syrie

.: le 5 octobre 2015

Bernard Hourcade, géographe et chercheur spécialiste de l’Iran détaille ici l’engagement politique, diplomatique et militaire de la république islamique en Syrie du fait de l’enjeu que représente ce pays pour ses intérêts dans la région.

En soutenant activement le gouvernement de Damas, l’Iran a permis au régime de Bachar Al-Assad de survivre. Sur le terrain — particulièrement en Irak —, la force Qods commandée par le général Ghassem Souleimani a montré son efficacité militaire contre l’organisation de l’État islamique (OEI). Que veut donc l’Iran ? Défendre ses capacités d’action contre Israël en protégeant son réseau politique et militaire en faveur du Hezbollah libanais ? Renforcer les communautés chiites pour créer un réseau politique et militaire impérialiste puissant, un axe chiite capable de contrer les pays sunnites et notamment l’Arabie saoudite ?

Profiter de l’anarchie et des crises dans le Proche-Orient — de l’Afghanistan à la Libye —, pour s’imposer dans la communauté internationale comme le seul État, la seule nation de la région capable d’assurer la sécurité régionale ? Chacun avance ses opinions, souvent imprégnées de l’idéologie des discours sur la « menace iranienne » qui devait ravager tout le Proche-Orient par son islam révolutionnaire puis sa bombe atomique. Relayant les discours israéliens ou ceux des républicains américains, l’image d’un Iran de « l’axe du Mal » reste en effet bien vivante dans les esprits de nombre de chancelleries occidentales et d’analystes qui ne voient que la dimension islamiste de la politique iranienne (priorité au Hezbollah) et négligent la dimension nationaliste qui fait pourtant consensus à Téhéran1.

Une alliance qui remonte à la guerre Irak-Iran

Bien des réponses aux crises actuelles du Proche-Orient trouvent leur origine dans la guerre Irak-Iran qui a suivi, en pleine guerre froide, le renversement de la monarchie proaméricaine du shah. L’Iran a entretenu de tous temps des relations avec les chiites du Liban2 et avec le mouvement radical islamique des Shirazi établis près de Damas autour du tombeau de Zaynab, la fille de l’imam Husseïn. Confrontée à l’hostilité de la quasi-totalité du monde arabe, la République islamique a trouvé avec la Syrie baasiste de Hafez Al-Assad un allié arabe permettant d’ouvrir un second front à l’ouest de l’Irak et surtout au Liban contre les Occidentaux qui soutenaient Saddam Hussein. La dimension idéologique, chiite, anti-israélienne, de cette collaboration syro-iranienne est évidente, mais il ne faut pas oublier que le conflit principal était sur le front irakien.

Cette alliance forgée pendant la guerre s’est ensuite renforcée en alliance politique durable pour garantir à l’Iran un meilleur équilibre des forces face au Conseil de coopération du Golfe (CCG) des monarchies pétrolières et à l’Irak toujours instable (accord de défense signé en 2007). L’action de l’Iran en Syrie s’inscrit donc en conformité avec cette alliance ancienne et durable qui est un outil précieux pour sa sécurité nationale. Cet outil n’est pourtant pas neutre et très difficile à gérer, car il touche au front du refus contre Israël, aux réseaux chiites radicaux et surtout à la politique du régime syrien qui massacre son peuple. Autant de faits qui vont à l’encontre de la politique actuelle du président Hassan Rouhani élu en 2013.

La révolution ne s’exporte plus

Maintenant que la question du nucléaire est réglée dans son principe, la priorité du gouvernement iranien est de pacifier durablement les relations extérieures, tout en assurant la stabilité politique de la République islamique. Le conflit syrien présente donc un risque qui pourrait gêner ou bloquer le « retour de l’Iran ». En politique intérieure, l’alliance syrienne et libanaise reste très marquée par un passé de guerres, d’actions terroristes, de réseaux clandestins et de discours révolutionnaires contrôlés par les factions les plus radicales du régime iranien, opposées aux pragmatistes de Akbar Hachémi Rafsandjani, aux réformateurs de Mohammad Khatami et aujourd’hui aux partisans du consensus national mis en œuvre par Rouhani.

Ce courant radical favorable à l’exportation de la révolution a été éliminé de la politique iranienne en 1988 avec la mise à l’écart de l’ayatollah Ali Montazeri, précédée de l’exécution de Mehdi Hachémi qui animait un courant révolutionnaire islamiste. Cet héritage syrien et libanais a cependant été entretenu de façon pacifique après la guerre par les réformateurs comme Khatami ou son ancien chef de cabinet Mohammad Ali Abtahi, parfaitement arabophone, dont la priorité était moins l’hostilité frontale à Israël que le développement de bonnes relations avec le monde arabe. Cet héritage est également valorisé par les Gardiens de la Révolution qui ont combattu au Liban et conservé leurs relations en Syrie où ils ont fait des investissements fructueux (hôtels, immobilier), souvent en lien avec le développement du pèlerinage des Iraniens au sanctuaire de Zeynab, somptueusement reconstruit par l’Iran et qui attire (attirait) plus d’un million de personnes venant en bus et en train.

Pour les Iraniens, Damas est ainsi devenu un centre religieux populaire et lucratif. Cette activité économique et religieuse populaire a marginalisé mais non éliminé la place de Damas comme centre de rencontre pour le clergé chiite libanais ou iranien et pour les militants du Hezbollah et les Iraniens faisant de la lutte contre Israël un objectif à ne pas oublier. Le général iranien Ghassem Souleimani, commandant de la force Qods depuis 1997, a été l’un des acteurs les plus efficaces de cette alliance déjà ancienne avec la Syrie.

Son expérience fait de lui l’un des hommes les plus compétents et les plus puissants de la scène militaire mais aussi politique en Irak, en Syrie et au Liban. Il a été immédiatement opérationnel lorsque les conflits ont éclaté en Syrie avec les groupes djihadistes. Il est célébré en Iran comme le héros de la lutte contre les « terroristes mécréants » soutenus par l’Arabie mais aussi — surtout hors d’Iran — comme le principal soutien du régime syrien qui massacre son peuple. « La Syrie est notre province stratégique », a déclaré en 2014 Mehdi Taeb, un artisan de la « victoire » de Mahmoud Ahmadinejad en 2009.

C’est un fait. Mais cette « chiitisation » ou « iranisation » de la Syrie, pour spectaculaire qu’elle soit, reste limitée et très localisée. Ce n’est plus un objectif prioritaire mais une composante, un outil, de la politique iranienne, servant d’autres objectifs désormais prioritaires : la sécurité nationale, le développement économique nécessaires à la stabilité durable de la République islamique. Le capital militaire, politique et idéologique dont dispose l’Iran en Syrie est donc très délicat à gérer par le gouvernement actuel, car cet « objet politique » qui rappelle les début de la révolution iranienne renforce les groupes radicaux opposés à la normalisation internationale, mais — comme l’a été le programme nucléaire — c’est aussi de facto pour le gouvernement iranien un moyen de pression pour pousser les États de la région et les grandes puissances à s’attaquer à la source principale de la guerre : le conflit politique qui oppose, depuis sa fondation, la République islamique d’Iran et l’Arabie saoudite.

Un champ de bataille entre Perses et Arabes ?

Les conflits en Irak et en Syrie ont des causes locales bien connues (dévastation de l’Irak par l’invasion américaine de 2003, politique sectaire pro-chiite de Nouri Al-Maliki, barbarie de Bachar Al-Assad…), mais ces guerres n’auraient pas existé ou n’auraient pas pris la dimension catastrophique actuelle si elles ne s’inscrivaient pas dans la rivalité entre la République islamique d’Iran et le royaume d’Arabie saoudite. Cette opposition n’est pas nouvelle, mais elle a pris une nouvelle dimension maintenant que les monarchies pétrolières, réunies notamment dans le CCG, ont acquis une richesse économique et une puissance militaire et politique de premier plan. Les réseaux religieux financés par l’Arabie saoudite pour contrer « l’islam révolutionnaire iranien » ou l’invasion soviétique de l’Afghanistan dominent désormais le monde musulman et ont de fait engendré des mouvements djihadistes qui échappent au royame mais servent à court terme ses intérêts en s’opposant explicitement aux chiites et à l’Iran qui se sent marginalisé, encerclé par l’islam wahhabite.

Vue d’Arabie, l’attribution par les Américains du pouvoir à la majorité chiite en Irak a confirmé l’opinion que les États-Unis, depuis les attentats du 11 septembre 2001, cherchaient à équilibrer les forces et donc à favoriser le « retour » de l’Iran. L’accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015 n’a fait que confirmer cette analyse et la nécessité pour l’Arabie de « briser l’arc chiite » et donc de faire tomber au plus vite Bachar Al-Assad, l’allié de l’Iran. La répression qui a suivi les émeutes de Deraa du 18 mars 2011 a provoqué la panique dans les chancelleries, notamment en France, où l’on a voulu éviter les erreurs de Tunisie et d’Égypte et immédiatement considérer qu’Al-Assad serait détrôné en quelques semaines.

Le pouvoir était donc à prendre à Damas. L’Arabie saoudite et les monarchies pétrolières ont alors saisi cette opportunité inespérée pour intervenir en soutenant leurs partisans et surtout en faisant venir en Syrie les combattants djihadistes expérimentés qui avaient combattu en Afghanistan, Algérie, Bosnie ou Tchétchénie. On sait comment ces forces islamistes radicales et aguerries ont pu marginaliser sur le terrain les forces rebelles démocrates. Puis est venue d’Irak la dynamique de « l’État islamique »… L’Iran ne pouvait pas rester sans agir.

Téhéran avait pris contact dès 2011 avec des groupes rebelles soutenus par les Occidentaux, pour s’assurer que le « futur » pouvoir à Damas serait indépendant de l’Arabie saoudite et lui laisserait une place, mais il est vite apparu que les forces capables de faire tomber le régime syrien étaient celles soutenues par les monarchies pétrolières. Pour Téhéran il devenait clair que l’intervention saoudienne en Syrie ne visait pas à renverser un dictateur, mais à encercler la République islamique. L’Iran craignait surtout que la chute de Damas ne provoque celle de Bagdad. L’émergence ultérieure de l’organisation de l’État islamique a montré que cette crainte était fondée. Pour Téhéran et pour toute la classe politique iranienne qui a vécu huit années de guerre contre l’Irak, l’hypothèse d’un gouvernement irakien contrôlé de fait par la monarchie saoudienne wahhabite et proaméricaine était inacceptable.

L’ensemble des forces politiques iraniennes, sous la présidence d’Ahmadinejad comme sous celle de Rouhani, s’est donc engagé dans la guerre de Syrie, contre les « takfiris », ces « hérétiques qui font honte à l’islam véritable ». Toutes les composantes de l’outil iranien en Syrie-Liban ont été mobilisées, du Hezbollah aux conseillers militaires (parfois combattants) de la Force Qods, s’ajoutant au financement et à l’armement du gouvernement de Damas. Il ne s’agit pas de défendre les positions iraniennes face à Israël, mais d’assurer la sécurité du territoire national iranien déjà harcelé quotidiennement au Balouchistan par des forces djihadistes venant du Pakistan et menacé par un possible retour des talibans en Afghanistan.

Dans les réunions de think tanks soumises à la règle de discrétion de Chatham House, les officiels iraniens ne cessent de répéter qu’ils soutiennent le « gouvernement de Damas » dont l’effondrement serait catastrophique comme en Libye, mais pas le « régime » de Bachar Al-Assad qui détient cependant le pouvoir reconnu par l’ONU, et dont l’avenir dépend des Syriens. On sait à Téhéran que « Bachar est mort », mais qu’il faut trouver une solution politique acceptable pour que le futur « gouvernement de Damas » soit indépendant et représentatif de la diversité syrienne. En attendant, avec l’aggravation de la situation sur place, Téhéran — relayé par Moscou — consolide son action.

Dans son discours lors de la fête de l’armée, Hassan Rouhani vient de confirmer que l’Iran « aidera tout pays qui serait attaqué par des forces terroristes comme l’ont été l’Irak et la Syrie » et qu’il ne faut pas « compter sur les capacités des grandes puissances ». Libéré du carcan du contentieux nucléaire, l’Iran cherche maintenant à mettre en place une sécurité régionale qui soit indépendante des grandes puissances, ce qui passe par une coexistence pacifique avec l’Arabie saoudite. Le gouvernement de Rouhani, qui avait fait des relations avec ce pays sa seconde priorité après la question du nucléaire, n’a cessé d’inviter son voisin à la discussion, mais le roi Abdallah comme son successeur Salman ont jusqu’ici refusé tout contact formel, même une visite du ministre des affaires étrangères Mohammad Javad Zarif.

Le drame des réfugiés, les menaces terroristes en Europe ont contraint les grandes puissances à prendre des initiatives sur le terrain : engagement militaire français, intensification du soutien russe à Damas, mais les contraintes ne semblent pas assez fortes pour que les grandes puissances cherchent une solution politique entre les vrais acteurs de la politique régionale, comme elles l’ont fait pour le nucléaire. Le réalisme viendra peut-être de la pression des entreprises qui prennent l’Iran actuel au sérieux, comme elles l’ont fait avec les monarchies pétrolières il y a trente ans. Le lobbying des milieux d’affaires américains a contraint le Congrès à ne pas bloquer l’accord sur le nucléaire. Plus que l’intervention militaire française en Syrie, la visite de deux ministres français et du Mouvement des entreprises de France (Medef) le 21 septembre à Téhéran, et d’une façon générale la mobilisation des milieux d’affaires du monde entier, pourraient jouer un rôle utile et involontaire dans le rééquilibrage des forces dans la région.

Bernard HOURCADE © Orient XXI (France)

Bernard Hourcade est géographe, directeur de recherche émérite au CNRS, il a dirigé l’Institut français de recherche en Iran (1978-1993) et l’équipe de recherche « Monde iranien » (1992-2003)

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