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Les élections du 19 mai 2017 en Iran : un révélateur des rapports de force (2/2)

.: le 11 juillet 2017

Avec cet article, Michel Makinsky clôt l’analyse de la scène politique iranienne par le prisme des élections présidentielles qu’il avait entamé le 6 juillet 2017.

Le futur gouvernement : choisir entre un gouvernement plus jeune, ramassé, ou la priorité à la compétence ?

Nous entrons dans une période post-électorale, en vue de la formation du nouveau gouvernement. Dans cette perspective, Rohani a simplement laissé filtrer quelques indications sur sa volonté d’un gouvernement plus jeune, plus efficace [1], (plus « ramassé » ?) avec une critique assez étonnante de sa part à l’encontre de ministres qualifiés « d’inefficaces ». Le président cible aussi ceux qui n’ont pas suffisamment pris sa défense [2] quand il était attaqué. On ignore quels sont ceux qui sont ainsi étiquetés. S’agit-il du ministre du Renseignement qui n’a pas évité les attentats de Téhéran et qui par ailleurs ne parvient pas à empêcher les ingérences des redoutables services de renseignement des Gardiens ? Le chef de l’Etat distingue un petit cercle de « fidèles » (qui seront récompensés) et les autres, moins courageux. La prochaine échéance est l’entrée en fonction du président, finalement avancée du 6 au 5 août. Un nouveau gouvernement doit être nommé. L’inévitable remaniement nourrit toutes les supputations [3]. A ce jour, il est possible que le ministre de l’Industrie, Nemazadeh ne soit pas reconduit, étant âgé et fatigué en raison de la charge énorme qu’il a portée ; il souhaite probablement passer la main. Ce n’est pas neutre, car les relations entre les entreprises étrangères et ce très important ministère sont essentielles pour maints investissements. On a constaté depuis environ un an, que le ministère de l’Industrie tend à s’intéresser de plus en plus au secteur pétrolier, qui normalement dépend du ministre du Pétrole, M. Zanganeh. On voit le ministère de l’Industrie s’intéresser et participer activement à des projets concernant ce secteur, surtout dans l’aval pétrolier (downstream). Ceci reflète en partie la compétition traditionnelle qui oppose le ministre de l’Industrie et celui du pétrole. Dans les débats qui s’amplifient sur le périmètre des divers ministères, est souvent évoquée la création d’un véritable ministère du Commerce à part entière, détaché du ministère de l’Industrie et des Mines, mais rien n’est encore décidé. Le ministre des Affaires étrangères, Javad Zarif [4], bien que le journal réformateur Aftab-e Yazd s’interroge sur son maintien comme sur celui de son collègue Zanganeh, en raison des attaques des ultras, devrait être reconduit pour son caractère indispensable, comme le souligne le site Entekhab. De même, le ministre du Pétrole sera probablement maintenu à son poste, tant que les gros contrats d’hydrocarbures de son secteur ne sont pas définitivement conclus, la signature du contrat de Total le 3 juillet pour la tranche 11 du champ gazier de South Pars étant un premier succès. Les négociations ont pour certains d’entre eux bien avancé, d’autres progressent moins vite.

Le modèle de contrat IPC n’est toujours pas officiellement adopté, étant en cours de discussion au sein du Conseil suprême de la Sécurité nationale, ce qui indique très clairement que le ministre du Pétrole fait face à une opposition résolue [5] des Gardiens de la révolution, notamment de leur grand pôle industriel Khatam ol Anbia, qui ne sont pas satisfaits de la part qui leur est réservée, et exercent des pressions extrêmement vigoureuses pour conserver, voire accroître cette dernière [6]. Ils ont des relais très importants et sont au moins partiellement à l’origine de ce retard. Pour le secteur pétrolier et gazier, un autre pôle s’active pour préserver ses propres intérêts : ceux qui sont contrôlés par le Guide. Les principaux sont SETAD/EIKO, gigantesque conglomérat, qui est sous sa supervision [7], et la fondation Astan-e Qods, que nous avons déjà signalée. Ce contrat IPC n’étant pas encore finalisé, les grands groupes sont contraints de négocier sur mesure sans avoir le cadre encore complètement arrêté. La stratégie du gouvernement pour tenter de lever certains obstacles est d’imposer aux contractants étrangers de privilégier les entreprises nationales (« local content ») mais aussi de veiller à ce que des groupes contrôlés par les pasdarans ou supervisés par le Guide se voient confier de juteux contrats de sous-traitance.

Dans les autres secteurs gouvernementaux, il n’y a pas de visibilité sur les futurs détenteurs de portefeuilles ministériels. Des questions se sont posées sur Mahmoud Vaezi, qui est un vrai poids lourd du gouvernement, ministre de la Communication et des Technologies de l’information, et aussi président de la commission économique bilatérale Iran-Turquie, Iran-Azerbaïdjan, Iran-Russie. Des critiques ont été émises à son sujet, laissant entendre qu’il est possible que ses attributions changent. Sa récente intervention au Parlement, dont les raisons ne sont pas très claires, a retenu l’attention ; il a essayé d’empêcher la reconduction d’Ali Motahari, un des vice-présidents du Majlis, conservateur mais en réalité réformateur (favorable à l’élargissement de Mousavi et Karroubi, les deux leaders « verts » assignés à résidence), et très proche du gouvernement Rohani [8]. Mahmoud Vaezi s’était opposé, sans succès, à sa nomination. Il y a peut être dans cette manœuvre des enjeux politiques qu’on ne saisit pas. Le ministre des Transport, Abbas Akhoundi, partait avec un gros handicap, étant très critiqué pour la mauvaise gestion de la grave catastrophe ferroviaire de novembre 2016. Beaucoup pensaient que son sort était scellé. Lorsqu’il a été l’objet d’une motion de destitution au Parlement, il a été très largement reconfirmé dans ses fonctions. Il faut y voir l’efficacité de la stratégie entre Lari Larijani et Rohani, on n’a pas voulu déstabiliser le gouvernement peu avant les élections présidentielles. Abbas Akhoundi a des atouts, qui pèsent favorablement sur son avenir. C’est notamment la signature des contrats Airbus et Boeing. Cet atout est important dans le gouvernement car on a vu que les livraisons des premiers Airbus ont fait l’objet d’une publicité considérable, qui avait pour but de démontrer au public que l’accord sur le nucléaire aurait des retombées concrètes pour la population : beaucoup d’avions ont été affectés aux lignes intérieures. De très âpres discussions sont en cours sur la scission du ministère en deux (ou trois) ministères distincts : d’un côté, les transports et les infrastructures routières, de l’autre le logement et l’aménagement du territoire [9]. Enfin, et c’est marginal, le ministère de la Jeunesse et des Sports serait scindé en deux. Il faudra surveiller aussi le poids relatif des conservateurs pragmatiques, dans l’équilibre des nominations gouvernementales. On ne sait pas si Ali Larijani va demander à ce que l’ensemble de ses amis aient un portefeuille, et inversement, on devine que les réformateurs, aiguillonnés par leur vrai succès, demandent que cela se traduise par la distribution de portefeuilles.

Le Guide et les ultras en quête d’une revanche : tir à vue sur Rohani. Jusqu’où ?

La riposte du Guide et des conservateurs « durs » à la déconvenue électorale (leur contrariété est peut-être plus vive pour l’humiliation subie aux municipales) nous semble d’une violence inédite, pouvant donner l’impression qu’Ali Khamenei et ses suiveurs veulent abattre Rohani, y compris en lui infligeant une punition « fatale ». Des signaux émanant notamment du Guide sonnent comme des avertissements déjà entendus dans un passé plus lointain. Juin 2017 est donc marqué par une tension qui n’a cessé de s’amplifier, laissant émerger un affrontement direct, public, entre le président de la République et Khamenei. Les discours feutrés et allusifs sont remplacés par des critiques nominatives. Khamenei veut-il restaurer une autorité doublement écornée dans ce scrutin (par Ahmadinejad puis Rohani) ?

Les thèmes de ce conflit central ne manquent pas. Dès la campagne électorale, Khamenei a émis son opposition brutale à l’adoption par le Conseil Suprême de la Révolution Culturelle du Programme « Développement Durable » de l’Unesco souvent dénommé « Agenda 2030 » accusé d’introduire des valeurs « contraires à l’Islam » et aux « idéaux révolutionnaires ». Un cheval de Troie sournoisement destiné à miner le régime. Ces accusations ont été relayées dans le mois suivant les élections par les différents responsables de la prière du vendredi dans le pays. Prudent, Rohani avait déclaré qu’il tiendrait compte des objections du Guide. Le 21 juin, Khamenei conteste de nouveau l’Agenda 2030 dont il ne veut pas retenir les idées. La tactique du camp dur semble viser à entretenir une tension forte par la contestation systématique du président sur tous les sujets afin de le déstabiliser en vue des prochaines législatives. Une approche assez voisine de celle qui fut utilisée contre Khatami [10]. Mais les atouts de Rohani sont autrement plus forts que ceux de l’ancien président réformateur malheureux car impuissant faute de disposer d’une assise forte et politiquement organisée.

On peut penser que le signal d’une offensive sans précédent contre Rohani a été lancé le 7 juin par Ali Khamenei dans ce qui ressemble à une « déclaration de guerre » de par son ton martial : « Je dis constamment à tous les djihadistes (NDLR = combattants) intellectuels, penseurs et autres noyaux culturels à travers le pays que chacun doit travailler indépendamment. Comme on le dit dans les milieux militaires, ‘feu à volonté’ quand ils le veulent. Bien sûr, pendant une guerre, il y a un centre de commandement qui délivre l’ordre ‘feu à volonté’ mais si le commandement central ne peut contacter les autres bases et centres, le commandant émet l’ordre ‘feu à volonté’. Et bien, vous êtes les officiers de la soft war. Vous êtes supposés être les officiers de la soft war. Chaque fois que vous sentez qu’il y a quelque chose d’erroné dans l’organisation centrale et qu’elle ne peut fonctionner correctement, vous êtes libres de tirer à volonté… ». Ces propos ont suscité un malaise même dans le camp conservateur « dur » qui a craint qu’ils ne suscitent des conclusions erronées, comme le note l’analyste Rohollah Faghighi qui les a rapportés [11]. Il indique qu’Assadullah Imani, chef de la prière du vendredi de la province de Shiraz, tient à préciser : « Feu à volonté ne signifie pas le chaos ». Dans la même veine, le Guide avait déclaré le 12 juin : « Ma politique a toujours été et sera toujours de soutenir les administrations en fonction ». Il s’emploie à tempérer le message dans d’autres déclarations, mais ceci ne dissipe pas l’alarme : la lauréate du prix Nobel, Shirin Ebadi, s’inquiète : « L’invitation de Khamenei au ‘feu à volonté’ est en pratique de tirer sur la loi ». Les conservateurs ont tenté de faire de ce message une métaphore limitée à un appel à la critique « tous azimuts » à l’encontre de Rohani et de son gouvernement. Mais tout le monde n’en est pas convaincu, d’aucun y voient un appel à la violence physique. Ali Shakouri-Rad, secrétaire général de la formation réformiste Islamic Union Party of Iran, invite Khamenei à clarifier sa position sur « feu à volonté » car « il y a de sérieuses préoccupations quant à des possibilités d’abus » [12]. Selon les mêmes sources, le célèbre chercheur Mohsen Kadivar estime aussi que ces propos pourraient servir de prélude à « des actes illicites par des forces sécuritaires et leurs alliés civils ». La suite des événements montre qu’ils n’ont pas complètement tort. Rohani s’est abstenu de tout commentaire à ce sujet et Baqer Nobakht, porte-parole du gouvernement, a appelé à « ne pas abuser des commentaires de l’Ayatollah Khamenei sur ‘feu à volonté’ ».

La question que se pose la classe politique iranienne, mais aussi maints analystes en Iran, est : jusqu’où cet affrontement peut-il aller au-delà de querelles et contestations réciproques ? Ce n’est pas la première fois que réformateurs et ultras sont en lutte. La raison de cette interrogation se trouve dans le discours du Guide le 12 juin où il fait allusion à Bani Sadr (qui fut déposé) : « Le pays ne devrait pas être polarisé. Les gens ne devraient pas être divisés entre supporteurs et opposants, comme ils le furent en 1980 par le président de l’époque. C’est dangereux » et ne doit pas se reproduire [13]. A cette occasion, Khamenei a ridiculisé Rohani devant un aéropage de dignitaires civils, religieux et militaires, et le chef du judiciaire hilare, en se gaussant de l’inaction gouvernementale.

Ce conflit s’est durci au-delà des options convergentes en se cristallisant sur le terrain institutionnel. Le 14 juin, Rohani déclare que le fondement du Velayat (le velayat-e faqih, principe de la primauté du religieux sur d’autres normes, et plus encore ici, primauté des religieux sur d’autres autorités), le fondement du gouvernement, est « le choix du peuple ». En clair, le vote démocratique décide d’abord sur toute autorité, religieuse comprise. Devinant l’orage qu’il va susciter, il corrige le tir en indiquant que la désignation des 12 imams successeurs du Prophète, et la justice divine, « ne sont pas soumises… à élections ». Sur cette querelle de principe, Rohani s’est déjà vertement opposé à Ahmad Jannati qui dirige le Conseil des Gardiens et préside aussi l’Assemblée des ExpertsL’Assemblée a promptement démenti que le Guide et le gouvernement puissent puiser leur légitimité dans le suffrage populaire : Heated Controversy In Iran : Theocracy Versus People ‘s Vote, Radio Farda, 20 juin 2017. qui désignera le successeur de Khamenei. Pour asseoir la légitimité de sa contestation institutionnelle du Guide, Rohani s’est référé à l’Imam Khomeini dans ses deux interventions du 13 et 20 juin. Il est probable que ceci ne fera pas fléchir Khamenei vers l’acceptation des choix des électeurs [14].

La tension est encore montée d’un cran le 23 juin lors d’un rassemblement populaire à l’occasion de la journée Qods. Rohani a dû être exfiltré par ses gardes du corps après avoir été entouré d’un groupe d’individus menaçants comparant le chef de l’Etat à Bani Sadr. Le vice-président Jahangiri et le député Ali Motahari ont aussi été la cible des assaillants qui criaient « Mort à Bani Sadr », « Rouhani, BaniSadr, heureux mariage ». Parmi les nervis, Mohammad Ali Zarringhalam, membre bien connu des bassiji, a été reconnu. La veille, le site Telegram du Guide a diffusé une vidéo récapitulant les événements qui ont mené à la chute de Bani Sadr. Les cérémonies de la prière du vendredi à Téhéran ont été marquées par une campagne de dénigrement du gouvernement. En riposte à ces attaques visiblement coordonnées, caractéristiques d’une opération de déstabilisation, les sympathisants du président de la république ont lancé une vaste mobilisation sur les réseaux sociaux autour du slogan « Je soutiens Rohani » en persan, qui a connu un retentissement massif sur la toile. De son côté, le député Ali Motahari, ainsi que le ministre de l’Intérieur ont demandé que les services judiciaires se saisissent de cette aggression. Le procureur général de Téhéran, Abbas Jafari Dowlatabadi a annoncé le 24 juin qu’une enquête sera diligentée… Les affronts ne se sont pas interrompus : le 26 juin, un panégyriste déclame un poème insultant lu devant Rohani à l’occasion des prières de fin de ramadan. S’agissant d’une cérémonie officielle retransmise à la télévision et sous le contrôle des autorités, l’inspiration du Guide est évidente. Plusieurs conservateurs ont pris la défense du « chantre » qui s’avère être le panégyriste personnel de Raisi.

Rohani et les Gardiens de la Révolution accrochés à leur emprise

Dans cet affrontement contre le camp présidentiel, le bloc des pasdarans se montre également pugnace, surtout pour défendre, au-delà de la ligne anti-capitulation du Guide, ses propres intérêts que nous avons évoqués plus haut. La bataille fait rage entre les deux pôles, Rohani ayant affirmé vouloir réduire l’emprise économique et politique des Gardiens. Les terrains de conflit ne manquent pas. Le 4 mai, Rohani avait critiqué la présence de slogans anti-Israël peints sur des missiles balistiques montrés à la télévision avant leurs essais. Il déplorait l’effet provocateur de ces actions susceptibles de menacer l’accord nucléaire, ce à quoi le porte-parole des forces armées avait rétorqué que ceci n’avait rien à voir avec ledit accord, et invité les « candidats » à la présidentielle à s’abstenir de commenter les questions de défense. En fait, le conflit Rohani-Gardiens remonte aux débuts de son premier mandat. Dès septembre 2013, dans un discours remarqué devant les officiers des Gardiens de la Révolution, il notifie à ces derniers qu’ils doivent s’écarter du jeu politique, et que leur implication dans l’économie doit considérablement se rétracter, seul un très petit nombre de grands projets pouvant leur être laissés. Initialement obligés de paraître acquiescer à cette injonction, ils n’auront de cesse de maintenir avec acharnement leur contrôle sur des pans entiers de l’économie. Ils prétendront tout autant maintenir leur implication dans la politique (officiellement de façon non partisane) pour « préserver les acquis de la Révolution » contre la « puissance arrogante » et son soft power qui veut tuer le régime, sans oublier « l’ennemi sioniste ».

L’inventaire des points de friction entre le camp présidentiel est vaste : le dossier délicat des missiles balistiques en fait partie : le récent tir de missiles contre Daech était non seulement destiné à punir l’organisation terroriste mais à montrer à l’opinion comme aux décideurs iraniens que ce dispositif était nécessaire, et crédible. Notons tout de suite que ces tirs sont autant de « chiffons rouges » devant une administration Trump rêvant de sanctionner Téhéran, voire de pousser l’Iran « à la faute » (rupture du JCPOA). Un autre désaccord, qui existait déjà sous la présidence Ahmadinejad, oppose le ministère des Renseignements et le redoutable service de renseignements des Gardiens. Ceux-ci, sous couvert de lutte contre la corruption, ont activement tenté de miner la posture du président, notamment en traquant les corrompus de ce camp, n’inquiétant guère les nombreux fraudeurs et trafiquants dans leurs rangs ou chez leurs amis. Le réseau du super-corrompu Babak Zanjani semble largement intact. Les interférences des Gardiens dans diverses enquêtes du ministère confirment l’âpre lutte. Le champ de la cyberguerre, avec ses attaques tant dans le territoire national que vers d’autres pays, est un sujet de soucis pour le gouvernement.

La concurrence la plus directe est le champ économique. Le 22 juin, Rohani a prononcé un plaidoyer pour la libéralisation de l’économie et le développement du secteur privé. Il a déploré la place excessive des pasdarans : « Une partie de l’économie était contrôlée par un gouvernement sans fusils, et nous l’avons déléguée à un gouvernement armé de fusils. Ce n’est pas une économie de privatisation ». Allusion aux « fausses privatisations » captées par les Gardiens via divers subterfuges ou intermédiaires écrans. Le 23 juin, Hesamodin Ashna, conseiller en communication du président, critique les effets néfastes du contrôle de l’économie par les pasdarans. Le commandant en chef des pasdarans, le général Jafari, a répliqué sèchement que ces critiques « ne l’effraient pas ». Le 27 juin, le général déclare que non seulement les Gardiens sont là pour assurer la sécurité du pays notamment grâce aux missiles, mais aussi son économie. Il critique ceux qui cherchent le salut de cette économie auprès des étrangers, alors qu’il combat pour « l’économie de la résistance ». Ceci nous rappelle que les pasdarans se sont largement enrichis pendant les sanctions et que leur levée menace leurs profits. En sus, les Gardiens, selon lui, sont engagés dans des projets de construction, assistance, développement au bénéfice de la population. Il se déclare prêt à poursuivre la tâche aux côtés des bassiji [15]. On voit bien que les Gardiens luttent pied à pied pour conserver leur emprise économique.

Parmi plusieurs gros conflits entre le camp présidentiel, figure le très délicat dossier de l’application du Plan de réforme et d’assainissement du secteur bancaire convenu avec le Gafi. La lutte contre le blanchiment, la corruption, gêne les « affaires grises » des pasdarans et de leurs alliés. Officiellement hostile à la divulgation des « secrets de l’économie nationale » aux « espions occidentaux », le Guide n’a pas eu d’autre choix que d’y consentir. Le 23 juin, le Gafi a pris acte des efforts accomplis en renouvelant la suspension des « mesures coercitives » [16] à condition que l’Iran poursuive rapidement la mise en œuvre du Plan d’action convenu avec la Banque Centrale d’Iran. Ce plan est une première phase d’une réforme d’ensemble portant sur l’assainissement du secteur bancaire, la mise à niveau de sa gouvernance au regard des normes internationales, l’élimination des pratiques de blanchiment, etc. Un chantier qui devrait couvrir plusieurs années et qui contrarie maints intérêts. Du coup, les Gardiens sont en quête de « compensations ». On n’a pas oublié les tirades des Gardiens et de leurs alliés qui ont alimenté la campagne de Raisi contre le JCPOA sur le thème : le gouvernement a été incapable « d’encaisser le chèque » de ce marché de dupes [17]. Rohani s’est aussi opposé aux Gardiens qui ont traqué pour bloquer sa candidature présidentielle son frère Fereydoun accusé de corruption. Les pasdarans ont aussi mis en cause le gouvernement Rohani dans le dossier du contrat Crescent dans le cadre duquel ils retiennent prisonnier un « binational » Siamak Namazi. Signe de leur poids, les Gardiens ont réussi à faire inscrire leur conglomérat Khatam ol Anbia dans la liste des 8 premières entreprises qualifiées pour les projets pétroliers. Signe de leur puissance, le majlis a annoncé que pour « riposter aux nouvelles sanctions américaines », qu’il étudie de faire allouer 600 millions de dollars aux Gardiens, somme qui devrait être affectée au programme de missiles et à la Force al Qods [18]. Voilà qui ressemble à une provocation. On devine que le gouvernement, pas plus que les modérés du Parlement n’ont (pour l’instant), pu s’y opposer. Conservons en mémoire que le général Soleimani, célèbre chef de la force Al Qods, est un allié d’Ali Larijani qu’il a soutenu aux législatives. Un service qui mérite reconnaissance…

Au total, il est clair que les Gardiens, forts de l’appui du Guide, participent à cette lutte frontale contre Rohani à qui ils signifient les limites de son pouvoir. Sans surprise, le pouvoir judiciaire (bête noire du camp présidentiel) s’est joint à la défense des pasdarans en condamnant les attaques (de l’exécutif) contre les pasdarans comme manœuvres dangereuses de la sédition. Gholam Hossein Ejei, porte-parole du judiciaire, a ajouté son lot de menaces, rappelant le sort de Bani Sadr, quand ce dernier dénonça le rôle funeste des redoutables « Komitehs » de triste mémoire [19].

Au terme (provisoire) de ces réflexions, il s’avère que la victoire de Rohani aux présidentielles, et de ses alliés dans les grandes cités, est un capital que ses opposants, et le Guide au premier chef, entendent lui disputer âprement. La pérennité de ce nouvel équilibre des forces dépend non seulement de la capacité du président et de son futur gouvernement à mettre en place les réformes nécessaires au redémarrage de l’économie, mais aussi de la reprise des flux financiers étrangers, en particulier les investissements. Beaucoup de projets étudiés, voire conclus par des étrangers sont bloqués en raison du refus des grandes banques internationales d’opérer vers l’Iran, car exposées à des sanctions et surtout des pressions américaines que Trump n’est pas disposé à assouplir. Le grand défi de la récente tournée de Zarif en Europe a été de convaincre ses interlocuteurs d’aller de l’avant, mais ces derniers sont très embarrassés. La survie du gouvernement Rohani passera aussi par la mise en oeuvre de solutions innovantes pour faire face à ce défi. Si l’Europe ne s’y prête pas, Téhéran se tournera vers l’Asie dans une stratégie « go east » déjà largement engagée. Il y a urgence, l’inflation jusqu’ici jugulée pourrait reprendre une tendance haussière. Mais les tensions entretenues contre le président se limiteront-elles à une « guerre de tranchées » ? Les protagonistes de ces luttes devront éviter des erreurs stratégiques qui pourraient leur coûter cher. Des compromis devront être trouvés pour sauver la face des uns et des autres. La République islamique en a une grande expérience. D’autres « amers calices » devront être bus. Il reste que nous assistons à une phase de recalage des rapports de force entre les différents pôles de pouvoir et courants politiques en Iran. Elle peut comprendre des tensions, le cas échéant de tonalité fort menaçante, comme nous l’avons vu plus haut, qui précèdent un « repositionnement » où chacun trouvera ses marques. Les enjeux étant élevés, les affrontements sont très rudes. Un point d’équilibre sera trouvé, sauf si certains acteurs s’y refusent par choix délibéré ou aveuglement, ou si les bourrasques lancées échappent à leurs auteurs. Les prochains mois nous donneront la possibilité de connaître le dosage final de ce cocktail inédit dont l’objectif final présent à l’esprit de la classe politique est bien la succession d’Ali Khamenei. Pour l’instant, ce dernier entend conserver la maîtrise de ce jeu qu’il domine encore mais dont certains pions lui ont échappé, à sa très vive contrariété. La première manche d’une partie d’échecs (persans).

Michel MAKINSKY © Les clés du Moyen-Orient (France)

Michel Makinsky est chargé d’enseignement à la France Business School, chercheur Associé à IPSE et Directeur Général d’AGEROMYS INTERNATIONAL.

Notes

[1] Mohammad Baqer Nobakht, porte-parole du gouvernement, évoque un futur cabinet « plus compétent », plus « harmonieux », plus actif, avec de nouveaux visages : Next cabinet will be more competent : spokesman, Tehran Times, 13 juin 2017.

[2] Rouhani’s Second Administration : A second facelift to come, Iranian Diplomacy, 12 juin 2017. L’analyste Sadegh Zibakalam, cité dans cet article, constate que parmi la garde rapprochée du président, Mohammad Nahavandian, secrétaire général de la présidence, Mohammad-Bagher Nobakht, n’ont guère fait de zèle pendant la campagne. Certaines sources suggèrent que Rahmani Fazli, ministre de l’Intérieur, figurerait parmi les partants, un point de vue qui n’est pas unanimement partagé : Heard about the cabinet changes, Fararu.ir., 12 juin 2017 (en farsi).

[3] Les réformateurs essaient de peser pour que le nouveau cabinet reflète leurs aspirations : Hope bloc talking to government on future ministers, Tehran Times, 13 juin 2017. Les ultras suiveurs du Guide, comme l’ayatollah Mohammad Ali Movahedi Kermani qui dirigeait la prière du vendredi à Téhéran exige d’écarter les « sédicieux » de tout poste : Major cleric : Participants in 2009 conspiracy should be kept out of government, IRNA, 16 juin 2017.

[4] Four Reasons Javad Zarid Should Continue as Iran’s Foreign Minister, Iranian Diplomacy, 2 juillet 2017. Bien entendu, un imprévu peut toujours contredire ces spéculations. La prudence s’impose.

[5] Political Discord Over IPC Will Hurt National Interest, Iran Financial Tribune, 2 juillet 2017.

[6] Iran launches first post-sanctions bidding round, Middle East online, 7 novembre 2016.

[7] IRGC, EIKO rival for foreigners in Iran’s energy projects, Trend, 10 septembre 2016.

[8] La réélection de « maréchal » d’Ali Larijani à la tête du Parlement, et l’accord politique entre ce dernier et Rohani ont vite réglé les petits accrocs et attesté la solidité de l’alliance conservateurs pragmatiques/modérés/réformateurs qui a aisément eu raison des vaines tentatives des ultras de conquérir la présidence du majlis : Iranian hard-liners lose battle over parliament leadership, Al-Monitor, 31 mai 2017.

[9] Cabinet Mulls Splitting Three Ministries, Iran Financial Tribune, 10 juin 2017. Voir aussi : Splitting of ministries, another trial and error ?, Iran Financial Tribune,19 juin 2017. Les milieux d’affaires liés à la Chambre de Commerce de Téhéran pressent Rohani d’être prudent avant toute décision qui devrait faire l’objet de consultations d’experts, et insistent pour que plus de place soit réservée au secteur privé : Private Sector Outlines Expectations from Gouv’t, TCCIM news agency, 17 juin 2017. Voir aussi : Experts Contest Splitting Ministry of Roads, Urban Development, Iran Financial Tribune, 18 juin 2017. Des conseils désintéressés ?

[10] Will Rohani‘s Second Administration Face the Fate of Reformist Khatami’s ?, Iranian Diplomacy, 3 juin 2017.

[11] Rohollah Faghighi : Rouhani faces unprecedented attack by Iranian hard-liners, Al-Monitor, 27 juin 2017.

[12] Angry Protestors Force Rouhani to Flee Rally in Tehran, International Campaign for Human Rights in Iran, 23 juin 2017 : www.iranhumanrights.org/2017/06/angry-protestors-force-rouhani-to-flee-rally-in-tehran/

[13] Ibidem

[14] Reza Haghatnejad, Is Iran’s Supreme Leader Found or Elected ?, Iran Wire, 22 juin 2017.

[15] IRGC Says Obliged to Safeguard National Interest, Iran Financial Tribune, 28 juin 2017.

[16] http://www.fatf-gafi.org/publications/high-riskandnon-cooperativejurisdictions/documents/public-statement-june-2017.html ; FATF Extends Suspension of Iran Countermeasures-Update, Iran Financial Tribune, 25 juin 2017. Washington s’est déclaré satisfait de cette décision : Trump administration welcomes financial watchdog’s Iran sanction reprieve, Iran Financial Tribune, 26 juin 2017. Téhéran s’est déclaré un peu déçu, espérant (contre toute attente réaliste) obtenir son retrait complet de la liste des pays « en infraction » : Iran Not Satisfied by FATF Ruling, Iran Financial Tribune, 28 juin 2017. Mais cette protestation était peut-être à usage interne, destinée à ceux qui accusent le pouvoir de « capituler » devant les diktats occidentaux.

[17] Reza Haghighatnejad, Revolutionary Guards vs. Rouhani, 19 Flashpoints, Iran Wire, 27 juin 2017.

[18] IRGC to receive $600m as offset to U.S. legislation, Tehran Times, 28 juin 2017.

[19] Iran Judiciary Joins Forces With IRGC Against Rouhani, Radio Farda, 1er juillet 2017.

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