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Analyses

Le putsch raté, affaire des gulenistes ou des… kémalistes ?

.: le 30 juillet 2016

Dans cet article, le chercheur Gareth H. Jenkins estime que le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016 en Turquie pourrait plutôt être l’oeuvre d’une frange kémaliste de l’armée.

Beaucoup de détails du putsch raté du 15 juillet 2016 en Turquie restent encore ambigus. Bien que dans une certaine mesure il a pu y avoir une participation, il y a des problèmes avec le récit colporté par le Parti de la justice et du développement (AKP) selon lequel il s’agirait d’une affaire purement guleniste. Il est néanmoins certain que grâce à une combinaison d’opportunisme et d’appréhension, le président Tayyip Erdogan a exploité ce putsch avorté pour lancer une répression massive qui pourrait sérieusement déstabiliser le pays qui déjà très fragile. Le 20 juillet 2016, Erdogan a annoncé l’état d’urgence pour une durée de trois mois, affirmant que des mesures spéciales étaient nécessaires pour "nettoyer" la Turquie des partisans du penseur musulman Fethullah Gulen qui vit aux États-Unis depuis 1999 et qu’il accuse d’avoir orchestré le coup d’État manqué.

L’armée a expulsé des centaines d’officiers soupçonnés d’être des sympathisants de Gulen

Le mouvement Gulen a commencé à intégrer les Forces armées turques (TSK) à la fin des années 80, en encourageant des jeunes qu’il avait recrutés à travers leurs établissements d’enseignement, à s’inscrire dans les écoles militaires. Durant les années 1990, l’armée turque, consciente que les gulenistes avaient intensifié leurs efforts, a sensiblement endurci ses procédures de recrutement. Par ailleurs, l’armée commençait progressivement à identifier les membres proches du mouvement Gulen au sein de ses rangs. À partir du milieu des années 90, avec les réunions semestrielles du Conseil militaire suprême (YAS), l’armée avait déjà entrepris l’expulsion de centaines d’officiers soupçonnés d’être des sympathisants de Gulen. Ce processus a souvent été brutal et inefficace. Beaucoup parmi ceux qui étaient expulsés étaient des officiers qui n’avaient rien à se reprocher si ce n’est leurs valeurs conservatrices. Bien que ces expulsions n’ont pas suffi à éradiquer complètement leur présence, elles ont permis de réduire de manière significative le nombre de gulenistes ayant réussi à intégrer le corps d’officiers.

L’AKP a tenté de réduire les expulsions

On constate aussi des cas où les renseignements militaires ont eu recours à ces expulsions du YAS pour les exploiter à d’autres fins. En effet, en cette période, le fait d’écarter de l’armée les personnes présumées islamistes a provoqué une sérieuse stigmatisation sociale. Ces personnes expulsées parvenaient à trouver un poste auprès des sociétés conservatrices ou dans des municipalités dirigées par des partis politiques conservateurs. C’est pourquoi il était fréquent que certains officiers aient pour objectif d’infiltrer ces organisations pour fournir des renseignements à l’armée. Après que le Parti de la Justice et de Développement (AKP) est arrivé au pouvoir en novembre 2002, ses dirigeants ont clairement fait savoir leur méfiance à l’égard de ces expulsions arbitraires issues du YAS. Le général Hilmi Ozkok, qui a été nommé chef de l’État-major des forces armées en août 2002, était beaucoup moins préoccupé par la présupposée menace islamiste que la majorité de ses collègues plus attachés à l’héritage idéologique de Mustafa Kemal Ataturk (1881-1938), le fondateur de la République moderne turque en 1923. Au moment où Ozkok a pris sa retraite en août 2006, les procédures de contrôle avaient été assouplies et les expulsions du YAS pour "fondamentalisme" avaient presque pris fin.

Aucun penchant de l’armée pour un coup d’Etat

Mais il n’y avait pas eu de diminution du nombre de gulenistes dans les rangs de l’armée. Bien au contraire, encouragés par leur étroite alliance avec Erdogan, les gulenistes ont augmenté leurs effectifs durant cette période. La passivité de Hilmi Ozkok face à la supposée menace islamiste conduit à un malaise collectif dans le corps des officiers. Entre 2003 et 2004, les membres du haut commandement ont sollicité leurs collègues afin de contraindre Ozkok à prendre sa retraite. Bien que beaucoup ambitionnaient de l’écarter, peu étaient réellement prêts à prendre ce risque, ce qui les a finalement poussés à abandonner cet objectif. Dans le contexte actuel, en dépit des ambitions affirmées, personne n’estimait judicieux de renverser le gouvernement par un coup d’État. Il y a déjà longtemps que les officiers étaient conscients que la sensibilisation au sein du TSK pour le régime militaire n’était plus à l’ordre du jour et il n’y avait plus réellement d’aspiration à le ressusciter. Après le coup d’État militaire de 1980, les trois années de régime militaire avaient considérablement altéré la réputation de l’armée au sein de la population. De plus, pour l’opinion publique, les hauts gradés ont longtemps profité de l’armée pour s’immiscer de façon illégitime dans les affaires politiques du pays. Enfin, ces militaires étaient également convaincus que leur ambition au pouvoir s’amincissait avec l’intégration croissante de la Turquie dans l’économie mondiale et son statut de candidat officiel à l’UE depuis décembre 1999. A cette période, plus de 70% de la population étaient plutôt favorables à une adhésion à l’UE. Le haut commandement était convaincu que si elle organisait un coup d’État, la candidature à l’UE serait remise en question et l’économie turque s’effondrerait, ce qui aurait pour conséquence de porter un coup fatal au prestige de l’armée dans le pays.

Le coup de semonce de Buyukanit s’est retourné contre l’armée

C’est pourquoi ceux qui voulaient écarter Ozkok étaient convaincus qu’ils avaient besoin d’un chef miliaire intraitable et capable de faire plier l’AKP à la volonté de l’armée. Hilmi Ozkok a finalement été remplacé par le général Yaşar Buyukanit en août 2006. En avril 2007, ce dernier, craignant la mainmise des islamistes sur l’appareil de l’État, a publié un mémorandum mettant en garde l’AKP contre la nomination du ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül à la présidence. Ce à quoi l’AKP a répondu en appelant à des élections anticipées pour le 22 juillet 2007. Or, ni Buyukanıt ni aucun autre membre de l’armée n’avaient prévu de prendre le pouvoir. Ces derniers avaient seulement espéré que suite aux déclarations de Buyukanit, l’AKP subirait une chute significative lors des élections à venir. Mais contrairement à ce qui a été escompté, l’AKP s’est renforcé lors des élections de 2007.En août 2007, c’est avec consternation que le haut commandement observait l’accession de Gül à la présidence.

L’alliance des gulenistes et de l’AKP

Quand l’AKP est arrivé au pouvoir, il craignait sérieusement d’être renversé par un coup d’État à tout moment. Or, cela a radicalement changé avec les élections de juillet 2007. Ce qui a réconforté par la même occasion la position des gulenistes. C’est à partir de septembre 2007 que les gulenistes impliqués dans la justice et la police ont lancé les enquêtes criminelles - plus notoirement connues sous le nom des affaires Ergenekon et Balyoz- qui ont conduit à renvoyer des centaines de fonctionnaires et militaires à la retraite ou en prison, suite à des accusations manifestement infondées. Le haut commandement de l’armée était non seulement incapable de les libérer, mais le nouveau chef d’état-major Necdet Ozel (2011 à 2015) n’a pas réellement œuvré en ce sens. Les officiers n’ont finalement pu être libérés que seulement à la fin de 2013 après l’effondrement de l’alliance entre Erdogan et les gulenistes. Ces évènements ont instauré un climat de méfiance générale au sein de l’armée. Contrairement aux décennies précédentes où les officiers étaient persuadés d’être protégés par leur hiérarchie, dorénavant ils ne faisaient plus confiance à leurs supérieurs. Si le haut commandement avait réellement ordonné à l’armée un coup d’État le 15 juillet, l’écrasante majorité du corps armé, fort de 130 000 militaires professionnels aurait certainement refusé de prendre ce risque.

"Il n’y a pas de doute que la tentative de putsch du 15 juillet était effectuée au nom des kémalistes purs et durs"

Au moment de la tentative de coup d’État, les gulenistes avaient déjà établi une certaine présence au sein de l’armée, mais ils ne représentaient encore qu’une minorité du corps des officiers. En outre, la présence guleniste était pyramidale, avec une concentration beaucoup plus élevée dans les rangs inférieurs - en particulier parmi les officiers qui avaient été promus après l’arrivée de l’AKP au pouvoir. Le 22 juillet, au total 7423 militaires ont été arrêtés pour leur complicité présumée dans la tentative de putsch. Parmi eux, on compte aussi des conscrits dont la plupart semblaient croire qu’ils participaient à un simple exercice militaire. Cependant, 118 des 358 généraux et amiraux de la Turquie sont détenus, dont 99 ont formellement été arrêtés. Toutefois, on constate une forte disparité parmi ces officiers. La polarisation idéologique s’observe plutôt chez les gulenistes et les kémalistes endurcis qui pourraient potentiellement être en mesure de faire un coup d’État. Il n’y a pas de doute que la tentative de putsch du 15 juillet était authentique et effectuée au nom des kémalistes purs et durs. Le soir de la tentative, les putschistes ont délivré une déclaration justifiant leurs actions, ils ont mis en place un "Yurtta Sulh Konseyi", "Conseil de paix national", d’où une référence claire à la doctrine d’Ataturk "Yurtta Sulh, Cihanda Sulh", "Paix dans la nation, paix dans le monde". Par ailleurs, ils étaient certainement en nombre suffisant pour assassiner Erdogan. En revanche, les forces déployées dans la nuit du 15 juillet restaient très minoritaires pour pouvoir réellement prendre le pouvoir et le contrôle de l’intégralité du pays. Le gouvernement a affirmé que le coup était initialement prévu pour 3h du matin, mais l’éventualité que leur plan ait été découvert, les a poussés à l’avancer à 22h. Ce qui expliquerait pourquoi toutes les forces prévues par les putschistes n’ont pas pu être déployées à temps. On constate une grande disparité entre la participation effective au putsch et les effectifs nécessaires pour mener à bien une telle opération. Actuellement, l’explication la plus plausible reste que les putschistes conscients de l’aversion contre le gouvernement au sein des kémalistes dans l’armée ont espéré que leur action concrète puisse servir de catalyseur aux autres officiers pour qu’ils puissent à leur tour participer au putsch. Ils s’attendaient peut-être aussi au soutien d’une partie de la population. Or, personne ne l’a fait. En revanche, même si cela avait fonctionné, étant donné que le putsch a été fait au nom du kémalisme, il aurait galvanisé que les kémalistes et non les gulenistes. Par la même occasion, supposer que les gulenistes soient derrière ce coup d’État et qu’ils cherchaient le soutien des kémalistes pour mener à bien leur projet n’est pas vraiment réaliste. Les officiers kémalistes sont totalement opposés aux gulenistes pour tenter n’importe quelle action en commun.

"Certains des officiers ayant joué un rôle actif dans le putsch sont connus pour être des kémalistes de longue date"

En somme, beaucoup de détails du putsch du 15 juillet restent encore à éclaircir. Bien qu’il soit difficile à comprendre comment une organisation (mouvement Gulen) qui a passé des décennies à la mise en place d’un vaste réseau mondial sur les fondations d’un engagement à la non-violence et le dialogue risquerait tout ce qu’il a bâti en mettant en scène un coup d’État, il est néanmoins théoriquement possible que le mouvement Gulen puisse être responsable. Il est également possible qu’une poignée d’officiers gulenistes, pris de panique par les rumeurs qui prévoyaient la purge au sein de l’armée prévue pour la prochaine réunion du YAS (1er aout 2016,) aient été poussés à agir indépendamment du consentement de Fethullah Gulen. Mais il reste de nombreux doutes quant à la possibilité d’attribuer ce putsch aux gulenistes sachant que certains des officiers ayant joué un rôle actif dans le putsch sont connus pour être des kémalistes de longue date. Néanmoins, après des années pendant lesquelles Erdogan a tenté à plusieurs reprises d’attribuer ses échecs politiques à des complots imaginaires, il a été, cette fois-ci, véritablement confronté à un vrai complot. Sa réponse - qui semble être entraînée par une combinaison d’opportunisme et de crainte - a été de lancer des purges non seulement contre les personnes qu’il estime être proches de Gulen, mais également contre toutes les personnes qu’il estime ne pas lui être suffisamment loyales. Erdogan, en maintenant sa volonté de poursuivre ses purges de masse, va vider l’appareil l’État, et cela pourrait mener à des persécutions de masse qui vont déstabiliser un pays déjà très fragile.

Gareth H. JENKINS © Zaman (Turquie)

Gareth H. Jenkins est chercheur au Central Asia-Caucasus Institute. Il est spécialiste de la Turquie où il réside depuis plus de 25 ans.

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