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Analyses

Le monde sunnite va-t-il rester éparpillé et décentralisé ?

.: le 12 août 2017

Dans cet entretien, Bernard Haykel répond aux questions de Caroline Hayek concernant les tenants et aboutissants de la crise du Golfe.

Deux mois après le début du bras de fer qui oppose l’Arabie saoudite et ses alliés au Qatar, aucune sortie de crise ne semble se dessiner. Bernard Haykel, professeur d’études proche-orientales et directeur de l’Institut pour l’étude transrégionale du Moyen-Orient contemporain à l’Université de Princeton, et en même temps spécialiste de l’Arabie saoudite, répond aux questions de L’Orient-Le Jour.

La crise du Golfe opposant le camp saoudien au Qatar a-t-elle reconfiguré les alliances régionales ?

BH : Il est un peu trop tôt pour parler d’une reconfiguration politique du Golfe. Il y a certains liens entre l’Iran et le Qatar qui se sont refondés, d’autant que Téhéran envoie des vivres et a ouvert son espace aérien aux vols qataris. Il y a un rapprochement, certes, mais historiquement et culturellement, le Qatar ne fait pas partie de la sphère iranienne et restera dans le giron arabe et de la péninsule Arabique. Cette crise peut durer, mais je ne pense pas qu’elle va aboutir à une vraie reconfiguration des alliances, telle qu’une alliance à 100 % entre l’Iran et le Qatar. On l’observe sur le terrain syrien, où ils sont dans des camps opposés. L’Arabie saoudite est en train d’essayer de contenir la crise avec le Qatar afin qu’elle n’aille pas au-delà du Golfe et qu’elle ne donne pas lieu à une crise plus générale et à une reconfiguration des alliances.

Le royaume a-t-il eu le feu vert des Américains pour s’en prendre ainsi au Qatar ?

BH : Je ne crois pas que l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis aient demandé un feu vert américain. Les deux pays ont eu des informations sur le financement, par le Qatar, d’opposants saoudiens et émiratis en Europe et au sein de leur territoire même, et ils ont donc décidé de pousser le Qatar à capituler. Ils ont cru que, puisqu’ils venaient d’établir une très bonne relation avec le président américain Donald Trump et surtout avec son beau-fils Jared Kuschner, ils auraient par conséquent l’appui des Américains. Ils l’ont eu effectivement, mais l’Arabie saoudite et les Émirats ont mal calculé leur coup sur deux aspects. Premièrement, ils n’ont pas vu que Rex Tillerson, secrétaire d’État américain et ex-PDG d’ExxonMobil, allait prendre position pour Doha car il avait des relations très intimes avec le leadership qatari (ExxonMobil effectue ses plus grandes opérations mondiales au Qatar). La seconde erreur est que la grande base américaine d’al-Udeid, au Qatar, est essentielle au bon fonctionnement de toutes les opérations militaires allant de l’Afghanistan jusqu’aux confins de la Méditerranée. Le secrétaire américain à la Défense, le général Mattis, a expliqué à Trump que cette base doit toujours rester opérationnelle, et qu’en aucun cas la crise entre les différents pays ne doit avoir de conséquences sur celle-ci. Mattis s’est donc rangé aux côtés de Tillerson contre Trump. C’est pourquoi le président américain a préféré donner le dossier à son secrétaire d’État. L’Arabie saoudite et les Émirats n’ont pas bien géré la réaction américaine, qui s’avère plus complexe que l’appui total et inconditionnel qu’ils ont obtenu de Trump. Dans la situation actuelle, les Américains ne laisseront pas la crise dégénérer en conflit armé.

Quels sont les scénarios envisageables de sortie de crise ? L’Arabie saoudite peut-elle parvenir à faire plier le Qatar ?

BH : Le Qatar se prépare à un très long boycott et il a les moyens financiers pour en gérer les conséquences pendant au moins deux ans. En même temps, l’émirat a eu un succès mondial en matière de propagande et d’information, parce qu’il a mis en avant que le fait de fermer la chaîne al-Jazeera allait à l’encontre de la liberté d’expression. Le Qatar a pris une position plutôt libérale et démocratique, tandis que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont apparus comme des régimes autoritaires et répressifs. Ce qui n’est pas entièrement correct, parce que le Qatar est lui aussi un régime autoritaire et répressif.

Cette crise intervient alors même que le royaume saoudien est en pleine mutation, notamment du fait de l’accession à la place de prince héritier du fils du roi, Mohammad ben Salmane. Quel impact peut avoir cette évolution interne sur la politique saoudienne dans la région ?

BH : On voit avec Mohammad ben Salmane une consolidation et une centralisation du pouvoir, dont nous n’avons pas été témoins depuis le roi fondateur Abdel Aziz. L’Arabie saoudite est désormais gérée par quelqu’un de très dynamique, assez charismatique, mais qui a aussi des idées très dures vis-à-vis de l’Iran comme de la diversification économique du pays, prônant un certain nombre de réformes régionales et intérieures.

La crise du Golfe a fait ressortir un affrontement au sein du camp sunnite. Est-ce que les Saoudiens ont les moyens de prendre la tête de ce pôle ?

BH : Le sunnisme est un peu comme le protestantisme, dans le sens où il n’y a jamais eu un seul pôle qui le contrôle. Le monde chiite est différent, car c’est un monde minoritaire, où il y a une hiérarchie du clergé, avec un État qui est l’Iran et une doctrine qui centralise le pouvoir avec un clerc. Le monde sunnite n’a quasiment jamais été unifié, sauf à l’époque des califes, au Moyen Âge, donc je ne crois pas que l’Arabie saoudite va pouvoir centraliser le pouvoir des sunnites. Ça va rester un monde un peu éparpillé et décentralisé.

Ce camp sunnite a-t-il perdu en influence sur les territoires stratégiques face à l’axe chiite, que ce soit en Syrie ou en Irak ?

BH : Avec l’accord entre Donald Trump et le président russe Vladimir Poutine (sur le cessez-le-feu), il y a sûrement eu une perte du côté sunnite, parce qu’on accepte désormais le fait que Bachar el-Assad restera au pouvoir, que son remplacement n’est pas inévitable. En Irak, il y a une grosse perte de l’État islamique à Mossoul face aux milices chiites et aux armées irakienne et américaine. Cela montre donc que l’éclatement du monde sunnite peut être encore plus important qu’il ne l’est maintenant.

L’Arabie saoudite a-t-elle donc revu ses stratégies à la baisse, notamment en Syrie ?

BH : Il est certain que les Saoudiens sont en train de repenser leur stratégie syrienne. Mais le problème est qu’en Syrie, le pôle le plus dur et le plus efficace est celui des jihadistes, et les Saoudiens ne veulent rien avoir à faire avec eux. Ils ont un problème du fait que l’opposition à Assad est devenue très jihadiste et qu’il y a peu de gens qu’ils peuvent subventionner ou appuyer.

La guerre d’influence pour se partager les territoires repris à l’EI a commencé entre les puissances régionales. Comment peut-on imaginer le Moyen-Orient une fois que le groupe jihadiste sera vaincu ?

BH : Les sunnites irakiens et syriens sentent qu’ils sont privés de leurs droits, qu’ils n’ont plus accès au pouvoir, et que cette perte de pouvoir est structurelle. L’État islamique est un symptôme de cette perte de pouvoir des sunnites en Irak et en Syrie, et si on ne résout pas le problème de cette perte politique des sunnites dans ces deux pays, on aura toujours un mouvement jihadiste qui apparaîtra comme Daech, qui est une forme d’el-Qaëda 2.0. On aura peut-être un el-Qaëda 3.0 après, mais tout cela reste difficile à prédire.

Caroline HAYEK © L’Orient-Le Jour (Liban)

Bernard Haykel est professeur d’études proche-orientales à l’Université de Princeton.

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