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Analyses

Le canal de Suez : Les perspectives historiques (2/2)

.: le 19 avril 2018

Dans cet article en deux parties Laura Monfleur présente et analyse le projet du président égyptien al-Sissi pour le canal de Suez. Ce projet vise à agrandir ce canal, mais aussi à développer le dynamisme économique et commercial de zones bénéficiant de l’attractivité du canal dans le pays. Dans cette seconde partie l’auteur raconte l’histoire du canal de Suez et les enjeux et intérêts inhérents à celui-ci.

Le projet d’agrandissement et d’approfondissement du Canal de Suez du président égyptien al-Sissi s’inscrit dans l’histoire longue de ce dernier. Le canal est à la fois un enjeu économique et politique pour l’Egypte et le théâtre de nombreux conflits.

Du canal des Pharaons au canal pharaonique du président al-Sissi

Plusieurs projets de canal ont été menés, et ce depuis l’antiquité. Ainsi, le premier canal aurait été construit par le Pharaon Sesostris III (XIXème siècle avant J.C.). Il reliait l’actuelle ville de Zagazig à la mer Rouge en passant par la branche du Nil dite Pélusiaque (asséchée depuis) et les lacs Amers. Le deuxième canal antique a été construit par l’empereur romain Trajan entre Le Caire et la mer Rouge. Ces deux canaux devaient être régulièrement entretenus et s’ensablaient rapidement (Piquet, 2009). Les Vénitiens ont proposé leur projet de canal au XVIème siècle afin de concurrencer la voie maritime du sud de l’Afrique pour rejoindre les Indes, découverte par le Portugais Vasco de Gama. Mais ce projet est refusé par le sultan mamelouk (Piquet, 2009). Sous Bonaparte, de nombreuses études sont menées. Linant de Bellefonds propose en 1844 un projet de canal qui relierait directement la mer Rouge à la mer Méditerranée et qui constituerait un grand lac d’eau salé, mais ce projet était fondé sur une erreur de calcul rectifiée après d’autres études. Les projets des Saint-Simoniens sont refusés par Méhémet Ali, vice-roi d’Egypte. C’est finalement avec le projet Ferdinand de Lesseps et sous Saïd Pacha que le canal de Suez moderne voit le jour. Les travaux débutent en 1959 et sont achevés en 1869. Ils sont réalisés tout d’abord par recours à des paysans qui étaient obligés de venir sur le chantier (la corvée). Après la décision de Napoléon III d’abolir la corvée, la mécanisation du chantier s’accélère. Des villes telles que Port-Saïd (1859) et Ismaïlia (1863) sont créées ex-nihilo tandis que le port de Suez est agrandi. Ces villes sont caractérisées par un certain cosmopolitisme mais également par une grande ségrégation résidentielle entre les quartiers des cadres de la Compagnie universelle et ceux des ouvriers égyptiens. Le canal de Suez, inauguré le 17 novembre 1869, est alors géré par la Compagnie universelle du canal maritime de Suez dont 44% des actions sont détenues par l’Egypte et 52% par la France (Piquet, 2009).

Tout au long du XXème siècle, des travaux de modernisation et des améliorations sont effectuées sur le canal de Suez, permettant de passer de 486 traversées par an à plus de 14 000 dans les années 1950. La longueur des sections où les navires peuvent se croiser augmente (Doceul, Tabarly, 2018). Le tunnel d’Ahmed Hamdi est inauguré en 1980, et sous la présidence Moubarak, des ponts sont construits : celui du canal de Suez dans les années 1990 et le pont tournant d’El Ferdan inauguré en 2001.

Le projet de al-Sissi inauguré en 2015 cherche à s’inscrire dans une tradition reconstruite d’un passé glorieux pharaonique de l’Egypte. Il n’est pas une nouveauté et s’inscrit également dans le prolongement des méga-projets des différents régimes autoritaires.

Le canal de Suez, théâtre, enjeu et ressource dans les conflits

Le canal de Suez et sa protection sont une justification à une implantation britannique toujours plus importante en Egypte. Le pays est de plus en plus endettée, et pour faire face à la contestation grandissante, le vice-roi Ismaïl accepte de céder en 1875 des actions détenues par les Egyptiens aux Britanniques qui détiennent alors 44% des parts de la compagnie universelle du canal de Suez. A partir de 1882, la Grande-Bretagne occupe l’Egypte à la suite d’un mouvement nationaliste. Pour couper court à ce mouvement de contestation, les Britanniques occupent la zone du canal considérée comme stratégique et coupent la circulation entre Suez et Ismaïlia. Le canal de Suez obtient néanmoins en 1888 le statut de voie maritime internationale, impliquant la neutralité en temps de paix et en temps de guerre. Pour la Grande-Bretagne, la sécurité du canal de Suez reste un enjeu majeur puisqu’elle lui permet de conforter sa position en Egypte et de sécuriser la route des Indes. Ainsi, lors de la Première Guerre mondiale, le canal de Suez est considéré comme un glacis défensif contre une attaque venue de l’Ouest et la compagnie de Suez se range du côté de l’Entente, rompant avec sa neutralité. Le canal de Suez devient une base active du dispositif militaire des alliés et les Britanniques renforcent leur présence militaire dans cette région. Jusqu’en 1954, cette présence se maintient, des commémorations britanniques de la Seconde Guerre mondiale se déroulent près du canal de Suez et un monument aux morts est élevé sur ses berges (Piquet, 2014). Le canal de Suez est alors le symbole de la dépendance de l’Egypte vis-à-vis des puissances coloniales.

Lors de la crise de Suez en 1956, le canal de Suez est un enjeu politique et économique dans les conflits du XXème siècle : il est le « symbole de la décolonisation dans la guerre froide », « de la reconquête politique et de l’indépendance économique » (Piquet, 2016). Le 26 juillet 1956, Nasser annonce en effet la nationalisation du canal de Suez, décision qui menace à la fois les intérêts économiques et stratégiques des Français et des Britanniques qui bombardent et envoient des parachutistes à Port-Saïd. Les troupes aériennes et terrestres interviennent dans le Sinaï et s’emparent du canal de Suez le 6 novembre. Les Etats-Unis et l’URSS quant à eux s’opposent à cette invasion et une force d’interposition de l’ONU est mise en place sur la frontière entre l’Egypte et Israël.

Le canal de Suez est par la suite le théâtre des guerres israélo-arabes en 1967 et 1973. Il constitue un « front militaire » (Piquet, 2016) notamment lorsque Israël occupe le Sinaï et met en place près du canal de Suez la ligne militarisée et fortifiée Bar-Lev en 1967. Cette ligne de front est ensuite franchie par les troupes égypto-syriennes en 1973. Entre 1967 et 1975, le canal de Suez est fermé à la circulation.

En 2015, le canal de Suez semble être une ressource dans la lutte contre le terrorisme. Selon les discours de al-Sissi, le développement économique permettrait de lutter contre l’essor de groupes djihadistes dans le Sinaï. De plus, la mise en place d’autres ponts devrait permettre à l’armée de se déplacer plus rapidement vers le Sinaï en cas d’attaques terroristes. En 2013, un porte-conteneur a notamment été la cible d’une attaque terroriste.

Le canal de Suez constitue un « choke point », un passage décisif en matière de transports, notamment des matières pétrolières (Rodrigue, Notteboom, 2007), mais également un « check point » qui est fortement militarisé (Doceul, Tabarly, 2018).

Laura MONFLEUR © Les clés du Moyen-Orient (France)

Laura Monfleur est étudiante en géographie à l’Ecole Normale Supérieure et diplômée d’un master de recherche en géographie, elle s’intéresse aux espaces publics au Moyen-Orient, notamment les questions de contrôle des espaces et des populations et de spatialité des pratiques politiques et sociales. Elle a travaillé en particulier sur le Caire post-révolutionnaire et sur les manifestations des étudiants à Amman. Elle travaille pour la rubrique cartographique des Clés du Moyen-Orient.

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