L’éclatement de l’Irak est-il inéluctable ? .: le 19 juin 2014
Dans cet article, paru dans Le Point, Mireille Duteil analyse le possible démantèlement de l’Etat irakien à la suite de la poussée des djihadistes de l’Etat Islamique.
Devant l’avancée de l’EIIL, qui rêve d’un califat sunnite, de la Syrie à l’Irak, la crainte d’un démantèlement du pays grandit. Peut-on encore l’éviter ?
En septembre dernier, Robin Wright, spécialiste américaine des relations internationales de l’United States Institute of Peace (USIP), publiait dans le New York Times un article iconoclaste accompagné d’une carte sur le remodelage du Moyen-Orient. Les cinq plus grands pays de la région, de l’Irak à la Libye, via l’Arabie saoudite, la Syrie et le Yémen, étaient divisés en quatorze entités communautaires.
La thèse de l’éclatement du Moyen-Orient était celle des néo-conservateurs installés à la Maison-Blanche, dans les années quatre-vingt-dix. Un morcellement de la région avait aussi l’avantage de rassurer Israël qui pouvait constituer, comme les autres, son État religieux (juif) et n’avait plus, face à lui, un seul pays éventuellement puissant et bien armé.
Cette idée semblait passée de mode. Elle est réapparue avec la guerre en Syrie et le fantasme de la création d’une entité étatique alaouite. Or, rien n’est moins réaliste que la division de la Syrie. Non seulement le pays compte une dizaine de communautés religieuses différentes, plus des Kurdes (musulmans et chrétiens), des Druzes…, divisées entre pro-Assad et pro-opposition, mais toutes (à l’exception des Kurdes) sont réparties sur l’ensemble du territoire. Le port de Lattaquié, officiellement "capitale" du pays alaouite, est majoritairement habité par des sunnites, même si la guerre a bouleversé certains équilibres.
Un face-à-face entre Kurdes et djihadistes
L’Irak peut-il être le premier pays à se diviser sur des bases ethniques et confessionnelles ? Il est évident que certains en rêvent et que le Blitzkrieg de l’EIIL (État islamique d’Irak et du Levant) entrepris le 6 juin par les djihadistes en direction de Bagdad peut y conduire. Sur le terrain, les frontières dessinées par les accords Sykes-Picot signés le 16 mai 1916 entre la France et la Grande-Bretagne et visant à se partager le Moyen-Orient en dépeçant l’Empire ottoman agonisant ont partiellement volé en éclats entre l’Irak et la Syrie. Deux groupes ont intérêt à ce démantèlement.
Le premier : les djihadistes de l’EIIL, dont l’objectif est de reconstituer un "califat islamique" tel qu’il existait aux VIIe et VIIIe siècles, sous les Abbassides, qui avaient pris Bagdad pour capitale. Le califat de l’EIIL est supposé s’étendre sur les régions sunnites d’Irak, de Syrie et du Liban. Et être débarrassé des chiites, l’ennemi numéro un. L’été dernier, l’EIIL, implanté en Irak (c’était à l’origine, en 2006, un groupe irakien) et en Syrie, a commencé à se battre contre les Kurdes du nord de la Syrie, pour le contrôle des territoires et des puits de pétrole syriens, à la frontière des deux pays. Depuis, le 9 juin, les djihadistes ont pulvérisé, par endroits, à la pelleteuse les barrières de terre qui matérialisent la frontière syro-irakienne dans les provinces irakiennes majoritairement sunnites d’Anbar et de Ninive.
Deuxième groupe : les Kurdes. Ce sont les ennemis des djihadistes et, dans l’immédiat, leurs plus sérieux adversaires. Les Kurdes vivent dans les régions à cheval entre le nord-est de la Syrie, le nord de l’Irak et le sud de la Turquie. Ils rêvent de constituer une vaste zone autonome - dans un premier temps - qui pourrait les rassembler. Seuls les Kurdes d’Irak disposent d’un statut d’autonomie depuis la disparition de Saddam Hussein.
La prise de Kirkouk
Il y a deux semaines, des Kurdes syriens de l’YPG, branche armée du parti de l’Union démocratique, proche du PKK turc, ont franchi la frontière syro-irakienne pour affronter les djihadistes. Certains ont été appelés en renforts par Barzani pour aider les peshmergas, les soldats kurdes d’Irak qui servent de bouclier contre l’avancée des hommes de l’EIIL. La semaine passée, nul n’a protesté quand les Kurdes sont entrés dans Kirkouk pour empêcher que la ville ne tombe aux mains des djihadistes.
Or, si Kirkouk est en dehors de la zone autonome kurde, ceux-ci l’ont toujours revendiqué comme leur fief et le berceau de leur identité culturelle. Et la ville est assise sur d’énormes gisements de pétrole et a toujours été un enjeu entre les Kurdes et Bagdad. Aujourd’hui, les Kurdes ne sont pas décidés à l’abandonner. De même qu’ils n’entendent guère refermer les parties de frontières ouvertes entre le nord-est de la Syrie et le Kurdistan irakien.
Ce début de démantèlement des frontières ne fait ni l’affaire des Turcs qui craignent que leurs Kurdes ne se joignent aux Kurdes de Syrie et d’Irak, ni celle de l’Iran ou des États-Unis. Ces deux derniers craignent plus que tout que les djihadistes s’installent durablement sur une portion du territoire irakien qu’ils transformeraient en base arrière du terrorisme. Aussi, dans cet imbroglio moyen-oriental, on voit les ennemis d’hier, l’Iran et les États-Unis, se parler pour éventuellement faire cause commune contre l’EIIL et sauvegarder l’unité irakienne.
Trop tard pour al-Maliki ?
Pour l’Iran, si la situation est dangereuse, elle est aussi du pain bénit. Elle lui permet de revenir par la grande porte dans le jeu régional - au grand dam de l’Arabie saoudite - au moment où les négociations sur le nucléaire entrent dans la dernière ligne droite. Le président iranien Rohani a fait savoir, mercredi, qu’il ne laisserait pas menacer les lieux saints chiites, tous situés sur le territoire irakien.
Téhéran ne laissera pas Bagdad tomber aux mains des djihadistes et ne permettra pas que les Irakiens chiites soient chassés du pouvoir. Ces derniers jours, le général commandant en chef de la force Al-Qods (la force spéciale des pasdarans) était à Bagdad. Il semble que des "conseillers" d’Al-Qods soient déjà sur place pour aider l’armée irakienne contre l’EIIL, tandis que Téhéran mobilise des jeunes pour se battre en Irak.
Téhéran comme Washington ne veulent ni le démantèlement de l’Irak ni la guerre. Mais ils veulent encore moins l’EIIL à Bagdad. Leur dernier espoir : que Nouri al-Maliki, le Premier ministre irakien, un chiite, forme un gouvernement d’union nationale. Autoritaire, voire dictatorial, il a refusé de partager le pouvoir avec les sunnites, y compris ceux qui ont gagné les élections. Ils ne lui ont jamais pardonné, d’autant plus que leurs leaders ont été jetés en prison ou obligés de s’exiler. Certains chefs de tribu et anciens de l’armée de Saddam Hussein se sont ainsi ralliés aux djihadistes, non par idéologie, mais pour chasser Maliki du pouvoir. Nouri al-Maliki peut-il renverser la situation et refaire l’unité des Irakiens contre l’EIIL ? Il risque d’être trop tard.
Mireille DUTEIL © Le Point (France)
Duteil est une journaliste et un écrivain spécialisée dans les questions de politique étrangère et notamment de l’Afrique du Nord, de l’Afrique noire et du Moyen-Orient. Elle est rédacteur en chef adjoint de l’hebdomadaire Le Point.