L’Iran, pays schizophrène.: le 8 mai 2015
Armin Arefi, écrivain et journaliste franco-iranien, soulève la question de l’éclatement du régime iranien entre une ligne libérale, incarnée notamment par le président Hassan Rohani, et une ligne plus conservatrice que représentent plusieurs hauts-gradés au sein de la République islamique.
Prônant l’ouverture sur le monde et les libertés, le président modéré Rohani voit son mandat miné par les ultraconservateurs qui accentuent la répression. "Nous n’emprisonnons pas les gens pour leurs opinions" en Iran. L’annonce vient de Mohammad Javad Zarif, le souriant ministre des Affaires étrangères, chargé du dossier du nucléaire. Interrogé par le journaliste Charlie Rose sur le cas du reporter américano-iranien Jason Rezaian, emprisonné en Iran depuis neuf mois, le chef de la diplomatie iranienne a balayé les critiques, répondant que les "gens qui commettent des crimes et qui violent les lois d’un pays ne peuvent se cacher derrière le journalisme ou l’activisme politique". Correspondant du Washington Post à Téhéran depuis 2012, Jason Rezaian était pourtant apprécié pour ses articles relativement mesurés sur la réalité du pays. D’après son avocate, le binational, qui souffre de nombreux ennuis de santé depuis son incarcération, doit bientôt être jugé pour "espionnage" et "collaboration avec des gouvernements hostiles", autrement dit les États-Unis.
Son cas révèle en tout cas les limites de l’ouverture prônée par le président "modéré" Hassan Rohani, qui a permis un rapprochement inédit entre l’Iran et les États-Unis. Et offre une nouvelle illustration de la dramatique dégradation des droits de l’homme en République islamique, à des lieues du discours conciliant du gouvernement iranien sur la scène internationale. Rien que l’année dernière, les autorités iraniennes ont exécuté 753 personnes, dont la moitié pour trafic de drogue, soit le taux d’exécutions le plus élevé au monde par rapport au nombre d’habitants. Téhéran a poursuivi, en parallèle, les arrestations de journalistes, activistes politiques, militants des droits de l’homme, ou encore membres de la minorité religieuse bahaï.
"Situation désastreuse" des droits de l’homme (ONU)
L’Iran "continue à harceler, arrêter, poursuivre et emprisonner les membres de la société civile qui expriment des critiques du gouvernement ou qui publiquement dévient du récit officiel", souligne à ce sujet le rapporteur spécial de l’ONU, Ahmed Shaheed, qui qualifie la "situation générale en Iran" de "désastreuse". Dernière victime en date, Narges Mohammadi, l’une des plus illustres militantes iraniennes des droits de l’homme. Condamnée en 2010 à six ans de prison pour "propagande contre le régime", mais libérée pour des problèmes de santé, elle a de nouveau été arrêtée mardi dernier à son domicile pour ne pas s’être présentée à la convocation du juge.
Cette chape de plomb sécuritaire porte la marque des ultraconservateurs iraniens, incarnés par le chef de la justice Sadegh Larijani. Détenteurs du pouvoir judiciaire, majoritaires au Parlement et dépositaires de l’appareil sécuritaire, ils entendent anéantir l’ouverture du "modéré" Rohani, qu’ils voient comme une menace directe à leurs intérêts. "À travers les exécutions et les arrestations, les ultraconservateurs souhaitent montrer que ce sont eux qui détiennent le pouvoir", souligne Azadeh Kian*, professeur de sociologie à l’université de Paris-7-Diderot. "Ils utilisent donc l’appareil judiciaire pour peser dans leur rapport de force avec le président Rohani." Preuve en est, le 30 avril dernier, la justice a ordonné l’arrestation de cinq leaders syndicaux qui avaient été autorisés par le gouvernement à manifester à Téhéran pour la fête du Travail, une première en huit ans. Peine perdue, des milliers d’ouvriers se sont rassemblés le 1er mai dans la capitale.
Depuis son élection à la présidence en juin 2013, le "modéré" Hassan Rohani a réussi à rétablir un certain climat de tolérance dans le pays, en permettant la résurgence d’ONG ou d’associations étudiantes interdites sous Ahmadinejad. "On ne ressent pas de répression sur place", confie une source bien informée. "Au contraire, on remarque une certaine ouverture. Les intellectuels, les jeunes et les militants des droits de l’homme s’organisent peu à peu."
Vent de liberté
Un vent de liberté qu’entendent annihiler les fondamentalistes, convaincus que des réformes de fond signeraient à terme leur perte. Cela fait donc près de deux ans qu’ils s’emploient à miner le mandat du président "modéré" en multipliant les lois et annonces rétrogrades. Un an après avoir autorisé les pères de famille à épouser leurs filles adoptives, les députés conservateurs iraniens ont tenté de faire passer un texte accordant plus de pouvoirs aux policiers et aux miliciens islamistes (les bassidjis) pour contrôler le respect des "valeurs islamiques", notamment le code vestimentaire.
Longtemps resté silencieux, le président iranien est finalement monté au créneau en rappelant les forces de sécurité à leur devoir. "Aucun officier de police ne peut dire que, puisque cela a été dit par Dieu ou le Prophète, il peut appliquer la loi islamique. La police devrait seulement appliquer la loi", a-t-il souligné fin avril devant des responsables des forces de l’ordre. Hassan Rohani a finalement obtenu gain de cause, la loi controversée ayant été jugée anticonstitutionnelle.
Mais les "ultras" n’en démordent pas. Lundi dernier, c’est par la voix du chef de l’Association iranienne des coiffeurs pour hommes qu’ils se sont fait entendre. Mostafa Govahi a décrété l’interdiction des coupes de cheveux "sataniques", de l’épilation des sourcils ou des tatouages. "Il s’agit de propagande islamique de la part d’organisations parallèles, non élues et n’ayant donc aucune représentativité", réagit la sociologue Azadeh Kian. "S’il est évident que la jeunesse n’y obéira pas, cette annonce vise à inciter les bassidjis à attaquer ces jeunes dans la rue."
Timides victoires de Rohani
Dans cette lutte fratricide entre modérés et conservateurs, le guide suprême iranien et véritable chef de l’État, l’ayatollah Khamenei, ne tranche pas, prenant tantôt position pour un camp, tantôt pour l’autre. Il a en revanche donné toute latitude au président Rohani pour la résolution du contentieux sur le nucléaire, afin d’obtenir une levée rapide des sanctions économiques qui étouffent l’économie iranienne. C’est donc de la résolution de cet épineux dossier que le président modéré pourrait tirer son salut.
Ainsi, la conclusion début avril avec les grandes puissances d’un accord-cadre sur le nucléaire iranien lui a donné suffisamment de crédit pour hausser le ton à l’intérieur du pays. De fait, la signature d’un accord final d’ici le 30 juin prochain le placerait en position de force. Avec en ligne de mire les élections législatives de février 2016, qui pourraient signer le retour des "modérés" au Parlement iranien.
"Voilà pourquoi les conservateurs font tout pour démobiliser l’électorat réformateur de Rohani afin qu’il ne se rende pas aux urnes", analyse la sociologue Azadeh Kian. Or, pour notre source sur place, la dynamique du changement est déjà enclenchée en Iran. "Le gouvernement est déterminé à imposer un climat de tolérance à l’intérieur du pays pour préparer le retour au Parlement des réformistes modérés, légalistes, qui ne mettent pas en cause le système", affirme-t-elle. Une référence aux leaders du mouvement vert de contestation de juin 2009, Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi, toujours assignés à résidence depuis maintenant plus de quatre ans.
Armin AREFI © Le Point (France)
Armin Arefi est journaliste au quotidien le Point, il est spécialiste des questions internationales.