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Analyses

L’Iran et l’Organisation de coopération de Shanghaï : Une porte à moitié ouverte ?

.: le 30 juillet 2016

Dans cet article, Michel Makinsky étudie les doutes et divergences concernant la demande d’adhésion de l’Iran à l’Organisation de coopération de Shanghaï. L’auteur analyse également la stratégie iranienne mise en oeuvre afin d’atteindre ces objectifs.

Le 24 juin 2016, Mohammad Javad Zarif quitte le sommet de l’Organisation de Coopération de Tashkent en cours d’achèvement. Manifestement, le ministre iranien des Affaires étrangères n’est pas content. Les rumeurs se répandent comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux : il aurait voulu manifester une vive contrariété devant l’échec (provisoire ?) de la mise en œuvre de l’adhésion à part entière de la République Islamique jusqu’ici sous simple statut d’observateur. Ebrahim Rahimpour, vice-ministre chargé des affaires de la zone Asie-Pacifique dément ces allégations en prétendant que "Zarif a quitté la rencontre non pour montrer son mécontentement mais pour dire ses prières", selon le site Tabnak. Le moins que l’on puisse dire est que pareille explication n’est guère crédible, quelque soit le niveau de piété du ministre. Tabnak fait état d’une "source informée" qui aurait assuré que rien de spécial ne s’était passé au sommet de l’Organisation et que dès lors il n’y avait pas matière à protestation. Signe de malaise, le même site explique que Zarif aurait voulu de la sorte montrer concrètement que "L’Organisation n’était pas très importante pour l’Iran. De ce fait, il (le ministre) n’aurait suivi que quelques discours avant de quitter la réunion". Le même support va plus loin en prétendant que "Le ministre iranien des Affaires étrangères est en total désaccord avec l’approche du précédent gouvernement - qui insiste à l’excès sur l’accession de l’Iran à l’OCS - et croit que c’est l’Organisation elle-même qui devrait solliciter l’adhésion de l’Iran, comme elle le fit pour l’Inde et le Pakistan". Bien plus, aux dires de cette analyse, "ce fut la raison pour laquelle le Président Iranien Hassan Rohani n’a pas participé au sommet de Tashkent, qui s’est tenu au niveau des dirigeants, parce que le sujet de l’accession de l’Iran n’était aucunement supposé être évoqué lors de cette rencontre". Ceci n’empêche pas Rahimpour de déclarer que "les présidents de la Chine, du Kyrgyzstan, du Kazakhstan, de la Russie, de l’Inde et du Pakistan ont soutenu la demande d’adhésion à l’OCS au cours de cette récente rencontre". Cette lecture de cette péripétie résiste-t-elle à l’analyse ? La réalité est sans doute plus complexe. Nous allons tenter d’en donner quelques clés ci-après.

L’Iran et l’OCS

Il est vrai qu’Ahmadinejad accordait une importance considérable à l’OCS et avait manifesté un zèle bruyant non seulement dans son intérêt à l’Organisation, mais surtout dans ses démarches en vue de passer du statut d’observateur à celui de membre de plein droit. Comme le relève l’excellent analyste Hossein Aghaie Joobani, l’ancien président, dans son discours du 15 juin 2006, avait décrit l’Organisation comme un bloc ouvertement anti-Occident. En même temps, ses propos violemment hostiles à Israël, à l’Amérique, sa posture de défiance face aux résolutions du Conseil de Sécurité, entretenaient un climat de tension peu propice à une négociation d’adhésion. Cet affichage générateur de troubles avait sensiblement freiné l’enthousiasme de la Russie et de la Chine qui, tout en souhaitant exercer un contrepoids face à l’Amérique, ne voulaient pas positionner l’OSC comme telle.

Notre analyste, dont nous reprenons ici les propos, souligne que "Pour Ahmadinejad et les durs qui le soutenaient, l’OCS représentait une occasion unique de conforter la politique ‘Go East’ de l’Iran face aux sanctions économiques en cours de durcissement". L’ancien président voyait dans l’adhésion le gain d’un surcroît de légitimité, de stature, qui devait élever la force de la position iranienne devant l’offensive américaine. C’est donc dans le double contexte d’une posture de défiance et de visée stratégique affichée "Go East" que s’inscrit la position de Téhéran. Si ces comportements ont suscité des réticences chez ceux qui auraient dû se poser en plus fidèles supporteurs de la candidature iranienne, Joobani note que des pays comme l’Ouzbekistan et le Kyrgizstan ont fait preuve de prudente réserve à cet égard. Si les relations bilatérales entre l’Iran, le Tadjikistan et le Kyrgizstan sont amicales, celles avec l’Ouzbekistan, globalement bonnes, avaient connu avant la présidence Rohani quelques grincements politiques et sécuritaires, selon les mêmes sources. Avec la nouvelle équipe au pouvoir à Téhéran, en particulier un président et une diplomatie se présentant comme modérés, et surtout ayant décidé de conclure un accord nucléaire avec les 5+1 tout en cherchant un certain apaisement avec les Occidentaux, non seulement le climat entre les deux capitales s’est amélioré mais les liens de coopération économique se sont largement amplifiés. Pour autant, les dirigeants ouzbeks ne considèrent pas l’adhésion de l’Iran comme allant de soi. Si Tashkent a vu avec soulagement la conclusion de l’accord nucléaire de juillet 2015 comme un facteur important de stabilisation, de détente, du côté iranien, avec une politique de "modération", l’Ouzbekistan conserve néanmoins une certaine prudence à l’égard de ce partenaire dont il aimerait voir la modération s’amplifier dans ses relations extérieures. Il y a encore du chemin à accomplir compte tenu des conflits en cours. Au sommet d’Oufa, où il était "invité spécial", le président Rohani avait affirmé sa volonté de combattre le terrorisme, message qui avait retenu favorablement l’attention de ses auditeurs. Un climat plus propice à la demande d’adhésion en était émergé.

Mais au-delà de ce facteur, il convient de noter que l’accueil fait à la démarche iranienne est à tout le moins nuancé. Richard Weitz rappelle opportunément que même si les "grands" comme la Russie et la Chine pèsent d’un poids particulier au sein de l’OCS, ils n’y font pas la pluie et le beau temps, l’Organisation fonctionnant par consensus. Parmi les membres qui "comptent", "le Président Tadjik Emomali Rahmon avait, à ce qu’il paraît, exprimé son soutien à la candidature de l’Iran lors du sommet d’Oufa. L’Agence de presse Iranienne Irna relate que le Président du Kyrgyzstan Almazbek Atambayev avait aussi déclaré son appui à l’adhésion complète de l’Iran. Le gouvernement du Kazakhstan s’était montré moins démonstratif sur ce sujet, mais les relations irano-kazakhes se développent et Astana soutient vigoureusement l’intégration régionale et l’OSC". Par contraste, Weitz perçoit que l’obstacle le plus sérieux pourrait consister en l’opposition potentielle du Président Ouzbek Islam Karimov, qui avait manifesté une prudence quant à la possibilité d’accueillir un quelconque nouveau membre en raison des risques de perturbations qu’elle pourrait entraîner et aussi de dégradation de la posture de son pays dans l’Organisation. Il ajoute qu’au surplus "Les membres actuels devraient aussi partager les fonds de développement, des postes à l’OSC, et d’autres avantages institutionnels avec tout autre nouveau participant." Pareillement, l’Ouzbekistan craint de perdre du poids et trouver son levier d’action dilué : "Comme à l’Iran, l’OSC offre à l’Ouzbekistan sa plus importante institution régionale, aussi Tashkent veut maximiser son influence sur le développement de l’Organisation. Depuis que l’Ouzbekistan préside l’OSC jusqu’au sommet suivant, un progrès réel dans la candidature de l’Iran pourrait ne pas advenir avant cela."

On comprend mieux, à présent, que derrière les réticences plus ou moins avouées, d’autres préoccupations, d’autres intérêts entravent la célérité d’une accession qui, sur le plan régional, semble aller de soi. Franchir ces obstacles exige de l’Iran une habileté manœuvrière qui ne semble pas avoir été mise en œuvre au sommet de Tashkent. Dès le début de son mandat, le nouveau président iranien a saisi tout l’intérêt de parvenir à la pleine adhésion de son pays. Il s’agit de rejoindre un bloc dont la tonalité anti-américaine autour du concept de refus de présence d’étrangers à la région, promu par Pékin, convient parfaitement à Téhéran, au moment où l’Iran, sous le coup de la strangulation imposée par les sanctions, a grand besoin de conforter ses appuis pour gagner quelque poids dans sa négociation nucléaire avec les 5+1. L’avenir montrera que ces ressources lui ont été indispensables dans ses négociations. Du côté de Pékin qui a originellement poussé à l’émergence d’une organisation dont un des buts premiers est de combattre le séparatisme (Ouïgour), le terrorisme islamiste (et sous ce vocable l’expansion d’un islam même simplement affirmé), la contribution de Téhéran à l’Organisation n’est pas complètement évidente. Aussi Rohani s’emploiera en septembre 2013 au sommet de Bishkek à rassurer la Chine sur les intentions pacifiques de son programme nucléaire : "L’Iran aimerait accepter la supervision de l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique et éliminer les inquiétudes de la communauté internationale à travers la coopération." En échange d’une certaine bienveillance pour les démarches de l’Iran vers l’OCS, Pékin et Moscou souhaitent tirer parti des intentions de Rohani en vue d’un accord nucléaire qui pourrait ouvrir la voie à cette adhésion. Par rapport à la "stratégie de survie" de l’administration Ahmadinejad, la nouvelle présidence Rohani, qui a procédé à un réexamen de la politique du pays sur ce dossier, voit dans l’Organisation, au-delà d’un utile contrepoids à l’Amérique, une opportunité d’améliorer les relations de la République Islamique avec ses voisins, et de faire profiter ses derniers de sa pratique d’aide à la résolution pacifique des conflits à l’image du dossier du Haut-Karabakh opposant la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Arménie. Téhéran se perçoit comme pouvant contribuer utilement au traitement du très épineux problème de l’avenir afghan.

L’accord du 14 juillet 2015 et ses conséquences

L’accord nucléaire du 14 juillet 2015 conclu entre l’Iran et les 5+1 (5 Membres Permanents du Conseil de Sécurité des Nations unies + l’Allemagne) a-t-il changé la donne ? La réponse ne fait guère de doute. En s’engageant par des mesures de confiance extrêmement contraignantes à éliminer de son programme nucléaire ce qui pourrait constituer la construction d’un outil militaire, la République Islamique a donné un signal très fort à la communauté internationale et a très certainement répondu à une des objections majeures à son adhésion. De fait en 2015, Téhéran a formellement confirmé la demande déposée en 2008. Cela étant, la question (centrale) qui se pose est de savoir si cet accord suffit à répondre à la condition incontournable qui est mise par l’Organisation : un candidat ne peut postuler s’il est soumis à des sanctions. Or, à ce jour, la République islamique bénéficie depuis le 16 janvier de la levée formelle d’une grande partie des sanctions américaines et communautaires prononcées contre l’Iran au titre de la prolifération nucléaire. Il faut noter que certaines d’entre elles (notamment à l’encontre de plusieurs banques) ne seront levées effectivement que dans plusieurs années, toutes les banques iraniennes sanctionnées ne bénéficiant pas d’un calendrier strictement identique. Mais ceci n’est qu’un point de détail secondaire qu’on peut le cas échéant ignorer dans le cadre de la présente discussion. En revanche, un problème majeur se pose à notre sens à l’Iran et à l’Organisation dans l’examen de cette candidature. Il est d’ailleurs étrange, à notre sens, qu’il soit passé sous un relatif silence : les sanctions dites primaires américaines.

En effet, si l’essentiel des sanctions nucléaires communautaires et américaines ont été levées (régime dit des sanctions secondaires pour la législation américaine), les sanctions prononcées au titre de la lutte contre le blanchiment d’argent, le terrorisme, les atteintes aux droits de l’Homme (dénommées sanctions primaires dans la législation américaine), sont intégralement maintenues. Or un des objectifs majeurs de l’OCS est bien la coopération en matière de lutte contre le terrorisme. On voit mal comment l’Organisation peut admettre en son sein un Etat sanctionné pour participation ou soutien à des activités terroristes. A notre sens, ceci constitue un défi singulièrement difficile à franchir pour Téhéran. Il faudrait supposer que l’Organisation estime que les sanctions ainsi en vigueur soit sont dépourvues de fondement, qu’elle n’en reconnaît pas la validité, soit qu’elle estime (au vu de quels éléments ?) que l’Iran a soit changé de comportement et adopté une ligne de conduite qui rend ces sanctions dépourvues de légitimité ou de pertinence. Ce faisant, l’OCS déclarerait prendre une posture politique en statuant qu’au regard de ses propres missions et objectifs le fait que Téhéran soit sanctionné n’est pas un obstacle à son adhésion. Ou, variante de cette dernière hypothèse, que Téhéran parvienne à faire admettre que les griefs qui ont conduit aux dites sanctions visent des comportements qui ne concernent ni ne visent l’OCS ni aucun de ses membres, donc ne rentrent pas dans le champ des compétences de l’OCS.

A l’évidence, nul ne sait si ces hypothèses pourraient se concrétiser. Aussi, quand certains analystes iraniens, reflétant sans doute une ligne gouvernementale, estiment, à la veille du sommet de Tashkent, qu’à présent que "les sanctions internationales contre l’Iran ont été retirées et que les restrictions engendrées par les résolutions du Conseil de Sécurité des Nations-Unies ont été levées, il n’y a plus d’obstacle important à l’adhésion plénière de l’Iran à l’Organisation", il y a là une prise de position qui n’est pas exempte de vulnérabilité pour les raisons que nous venons de décrire.

Les motivations à une adhésion de l’Iran

On peut se demander aussi si la formulation de la vision iranienne quant à ses propres motivations pour adhérer à l’Organisation et quant aux missions de cette dernière n’est pas génératrice de confusions ou de perplexité chez ses interlocuteurs. Jahangir Karami, (l’analyste précité ci-dessus) vante l’intérêt pour l’Iran de rejoindre l’OCS au vu des objectifs de cette dernière en matière de sécurité : "Parce que l’Iran n’est pas membre d’une institution régionale en activité, l’adhésion de la République Islamique à l’organisation est un impératif stratégique important." Il ajoute que c’est un moyen pour Téhéran, dans le cadre de sa politique "orientale", de ne pas se limiter à cultiver l’appui de la Chine et de la Russie, dans une perspective multilatérale. Selon lui, devenir membre à part entière de l’OCS ne signifie pas ni n’équivaut pas une alliance stratégique. Mais de façon plus réaliste, c’est une voie précieuse pour l’Iran de briser son isolement dont il fait la dure expérience dans le Golfe Persique, l’Arabie saoudite s’employant à organiser une distance entre Téhéran et les monarchies voisines. A vrai dire, l’Iran n’a pas beaucoup d’autres choix, le groupe des Non- Alignés pourtant fort courtisé, ne pouvant combler cet isolement et fournir un appui crédible.

Pour séduire les autres membres de l’OCS, Karami vante l’opportunité pour l’Organisation de jouer un rôle plus ample qu’auparavant dans la région, en Asie Centrale et en Asie du Sud. Ce faisant, il perçoit une évolution des objectifs de l’OCS : "La réalité et les développements dans l’OSC indiquent que cette organisation veut changer ses fonctions d’une organisation régionale centrée sur une coexistence pacifique en une union de sécurité."

D’autres analystes/commentateurs iraniens (minoritaires), ont émis des doutes sur l’utilité, voire la légitimité de cette demande d’adhésion, ce qui peut accroître la perplexité des interlocuteurs de Téhéran à l’OCS. Hassan Beheshtipour s’interroge sur la compatibilité des missions de l’Organisation avec les dispositions de plusieurs articles de la Constitution. En particulier, le fait que l’OCS ne soit pas une organisation islamique, ou qu’une coopération sécuritaire empiète sur la souveraineté nationale du pays, la Constitution réservant aux seules institutions ou organes compétents la responsabilité d’assurer la sécurité nationale, ou encore que l’adhésion à l’OCS fasse peser un risque inacceptable pour le pays d’être impliqué dans des manœuvres hégémoniques que l’Iran rejette totalement. A cela, Beheshtipour ajoute que les raisons mises en avant pour justifier l’adhésion ne sont pas convaincantes. Le renforcement de la lutte contre le terrorisme, objectif premier de l’OCS, n’est peut-être pas vu de même façon par l’Iran et ses partenaires russes et chinois : l’Iran place le wahhabisme arabe en tête des menaces tandis que Pékin, Moscou et les autres membres incluent tous les groupes islamistes dans les menaces terroristes. En second lieu, cet analyste reproche à l’Organisation de ne pas être devenue une "organisation anti-Otan et anti-américaine". Ce grief est symptomatique. Il permet d’identifier un courant d’opposition interne à la démarche du gouvernement. Ce dernier argument semble porter la marque des ultras, peut-être des pasdarans très engagés contre l’Arabie saoudite en Syrie, en Irak, au Yémen. Cette position se manifeste au moment où Riyad poursuit son offensive pour isoler l’Iran, et où l’appareil militaire iranien enregistre des pertes croissantes sur le front syrien. On a d’ailleurs observé que récemment Rohani, Zarif et Shamkhani ont pris le leadership dans le traitement du dossier syrien. En second lieu, notons qu’il semble que les visions et agendas de Téhéran et de Moscou sur ce conflit ne coïncident pas parfaitement, à telle enseigne que les deux capitales ont multiplié récemment leurs échanges et consultations à ce sujet ; on devine que le sujet de la transition politique est un des thèmes où les deux partenaires, outre la coopération et la coordination militaire, ont besoin d’un renforcement de leur "harmonie".

Le même auteur exprime aussi des doutes dans l’intérêt pour l’Iran de se servir de l’OSC comme outil de coopération économique, le groupe des BRICS lui semblant plus approprié tant que sa stabilisation économique est assurée. Cet étrange condition demandée à l’Organisation pourrait refléter une critique de l’Iran à la Russie pour avoir "exporté" vers ses voisins du Caucase et d’Asie Centrale les conséquences néfastes de l’effondrement du rouble du fait des sanctions qui frappent la Russie et de l’effondrement du cours du baril qui a fait chuter ses recettes pétrolières. Les partenaires de Moscou en Asie Centrale en ont souffert. N’oublions pas que dans divers cercles iraniens, il y a au surplus une vieille méfiance à l’égard de la Russie (le traité "félon" de Turkmanchai est périodiquement rappelé) alimentée par les traditionnels reproches de non-fiabilité (en particulier sur la Centrale de Bushehr) lancés aux Russes. Pareille méfiance existe aussi à l’encontre de Pékin, à qui l’Iran reproche à juste titre d’avoir exploité de façon indécente l’avantage d’acheteur principal du pétrole (" payé" en yuans), qui a permis à la Chine d’inonder le pays de produits médiocres à prix bradés, dévastant ainsi maintes PME iraniennes. De même, les Iraniens ont connu de très mauvaises expériences avec l’incapacité chinoise de mener à bien certains grands projets (tranche 11 de South Pars) ou la conduite défaillante d’autres. N’est-il pas également significatif que le même analyste indique que si le président Rohani devait participer au sommet de Tashkent, ce serait l’occasion pour lui de discuter des problèmes bilatéraux entre l’Ouzbekistan et l’Iran ? Il est intéressant de souligner que ce point est soulevé ici, et de relever que le chef de l’Etat ne s’est pas rendu à Tashkent. Est-ce une façon (pas forcément subtile) de suggérer qu’un des obstacles sur la voie de l’adhésion réside dans l’Ouzbékistan ? Est-ce une façon de détourner l’attention d’écueils plus substantiels ?

En fait, un examen plus précis des positions en présence révèle que la non-acceptation de cette adhésion lors du sommet de Tashkent n’aurait pas dû causer de surprise. Le premier ministre chinois Wang Yi avait (diplomatiquement) déclaré le 24 mai 2016 lors du conseil des ministres des Affaires étrangères de Tashkent : "Nous appuyons totalement l’intérêt de l’Iran dans cette question (rejoindre l’OSC). A présent, nous devrions nous concentrer sur la problématique de l’accession de l’Inde et du Pakistan." Il ajoute : "Je pense, à cet égard, que l’accession de l’Iran peut être mis à l’ordre du jour de l’OSC à l’avenir." Le moins que l’on puisse dire est que cette déclaration vague ne constitue guère une assurance d’incorporation à courte échéance. On se souvient de l’optimisme affiché par Téhéran : le site du chef de l’Etat rapporte la teneur d’une déclaration conjointe de Rohani et du président Almazbek Atambayev le 5 septembre 2015 où "Le Président a dit que tous les obstacles ont été retirés pour une adhésion permanente de l’Iran à l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OSC)". En janvier 2016, s’appuyant toujours sur le même argument, des "officiels" déclarent : "Avec des sanctions internationales levées, l’Iran est prêt à devenir membre à part entière de l’Organisation de Coopération de Shanghaï." Hossein Jaber Ansari, porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, affiche une confiance de mise : "La levée des sanctions ouvre à l’Iran une opportunité de devenir un membre de l’Organisation de Coopération et élimine les autres restrictions, que la République Islamique a dû affronter dans la politique étrangère régionale." On peut alors se demander si Téhéran n’a pas commis une erreur d’interprétation dans cet excès d’optimisme alors même que la République Islamique ne pouvait ignorer que des obstacles demeurent sur son chemin. Les dirigeants iraniens ont-ils voulu "forcer la main" de leurs partenaires et juges, confiants de leur position, surestimant l’effet de la levée des sanctions nucléaires et se croyant à l’abri de griefs découlant des sanctions primaires ? Nous l’ignorons. Une autre hypothèse serait que les responsables iraniens, conscients du refus (poli mais réel) de certains membres (dont la Chine), aient voulu contraindre leurs opposants à se dévoiler en sorte de compter devant tous qui était un ami ou opposant. Ce dernier calcul n’est sans doute pas absent, car l’absence du chef de l’Etat au sommet de Tashkent et les propos de Zarif sur le caractère mineur de cette session, montrent que cette péripétie était bien attendue.

L’appui de Moscou

Un autre élément doit être pris en compte dans l’analyse de ces épisodes. Moscou appuie très (trop ?) vigoureusement l’adhésion de Téhéran et V. Poutine a fait sien l’argument-massue que brandit l’Iran pour faire accepter son adhésion comme membre permanent : à Tashkent, le 24 juin, il le martèle encore en le reprenant mot à mot : "Nous croyons qu’après que le problème nucléaire iranien a été résolu et les sanctions des Nations unies levées, il n’y a plus d’obstacle". On remarquera que le président russe ne parle que des sanctions de l’Onu et ne dit rien des sanctions américaines, comme si elles n’existaient pas. Moscou a joué Téhéran, Téhéran a joué la carte russe, il se pourrait que les deux capitales aient "surjoué" leur complicité, et que Poutine ait voulu forcer la main des autres membres, qui, indisposés, ne se sont pas laissés faire. A vrai dire, bien qu’elle ne soit pas mise en avant dans les propos officiels, il était facile d’objecter que l’Iran restait soumis à des sanctions. Mais ce n’est pas vraiment l’argument qui est pointé du doigt, en dépit d’allusions russes à des "divergences d’interprétation" : le représentant russe à l’OSC, Bakhtiyar Khakimov, affirme : "tous les partenaires comprennent qu’il n’y a pas d’objection de principe à la candidature de l’Iran en tant que telle, mais il y a des nuances techniques quant au moment où le processus devrait être lancé". Ayant surjoué la Russie, l’Iran s’est trouvé empêtré dans la rivalité (ancienne) de Moscou et de Pékin au sein de l’Organisation. Cette rivalité se voit dans l’empressement chinois à essayer d’intégrer le programme de développement "One Belt One Road" (qui s’inscrit dans le projet "route de la soie" impliquant de très importantes infrastructures ferroviaires dans toute la région) dans l’OCS, tandis que la Russie aimerait combiner l’Organisation et son Union Eurasiatique.

Les autres membres de l’OCS

En outre, il n’est pas absurde de penser que pour l’ensemble des membres de l’OCS, il y a une véritable urgence à admettre simultanément le Pakistan et l’Inde, mesure utile pour faciliter la diminution des tensions entre les deux rivaux, surtout dans une période de très grande incertitude quant à l’avenir de l’Afghanistan qui fait face au très dangereux renforcement de l’emprise de Daech. En sus, si la république Islamique rejoint l’OSC par la suite, elle peut faire valoir d’importants atouts : elle sera un poids lourd énergétique dans ce groupe, ajoutant de la représentativité. En second lieu, après l’accord signé entre l’Iran, l’Inde et l’Afghanistan pour le développement du port de Chabahar, alors que le Pakistan a placé de grandes ambitions dans le port rival de Gwadar qui bénéficie de l’appui de la Chine qui y a des intérêts maritimes stratégiques , Téhéran pourrait jouer un rôle d’arbitre. En effet, chinois et pakistanais, réalisant le "coup d’avance" pris par les Indiens, alors qu’Islamabad n’a pas réussi à respecter le projet d’accord de gazoduc irano-pakistanais, essaient de convaincre Téhéran de combiner les deux pôles afin de créer une synergie. La République Islamique semble adopter une vision intégratrice, combinatoire, des projets d’infrastructures visant l’Asie Centrale, où les visées indiennes, pakistanaises, chinoises, russes, pourraient converger sur un mode coopératif plutôt que conflictuel. L’OCS, dans une telle vision, pourrait servir de cadre à cette coordination. En présence de la concurrence entre cette organisation et l’Union Eurasiatique promue par Moscou, Téhéran imaginerait bien se poser en "facilitateur".

Il reste que Téhéran a de bons arguments à faire valoir pour un statut de membre permanent. L’Iran est au premier chef concerné par la lutte contre Daech dont l’implantation croissante en Afghanistan est un souci cauchemardesque pour la République Islamique et ses voisins. Contre ce péril, cette dernière est prête aux expédients les plus improbables, jusque et y compris, des accommodements inavoués avec des Talibans en dépit de démentis aussi indignés que peu convaincants. Or la stabilisation de l’Afghanistan est assurément une priorité stratégique pour tous les membres de l’OCS, quelques soient leurs ambitions concurrentes. Ecarter Téhéran de toute contribution à l’avenir politique et économique n’a pas de sens, Washington, même si l’Amérique ne peut appeler l’Iran au secours d’une situation très dégradée, sait qu’une contribution iranienne est inévitable. Dans le même ordre d’idée, la participation iranienne à la lutte contre le trafic de drogue, déjà dans les faits, ne peut qu’être accueillie dans le cadre de l’OCS si cet apport permet d’organiser une meilleure coordination entre pays de la région contre ce fléau.

Il n’est pas étonnant que la non acceptation de la candidature iranienne en juin 2016 ait suscité maintes interrogations à Téhéran. Certains, comme Ali Qanbari, vice-ministre de l’agriculture, interviewé dans le quotidien réformateur Sharq, se demandent si l’Iran a quelque chose à gagner au plan économique, pris en tenaille dans les mega projets chinois (One Belt) et les ambitions russes, à s’insérer dans les économies de ses voisins soit plus faibles que lui ou au même niveau. Il entrevoit un risque qu’il convient d’évaluer avec soin. Il identifie néanmoins un énorme potentiel si les membres parviennent à constituer entre eux un espace de libre-échange qui dynamiserait considérablement cette région en l’intégrant dans la sphère économique globale. Au total il recommande de n’entreprendre les véritables démarches d’adhésion que lorsque les négociations nécessaires auront été menées à bien et qu’une réponse positive est assurée.

Conclusion

Au terme des présentes réflexions, nous constatons que la République Islamique doit gérer simultanément des choix extrêmement difficiles. L’un d’eux est assurément de bâtir une stratégie réaliste permettant d’évaluer si elle a un minimum de certitudes de parvenir en 2017 au statut de membre permanent de l’OCS. Ceci ne va pas de soi pour les raisons exposées plus haut. Plusieurs facteurs pèseront lourdement dans la balance. Le premier est la question de la pérennité de l’accord nucléaire du 14 juillet 2015. Des voix de plus en plus nombreuses commencent à s’élever en Iran contre le fait que l’Accord n’apporte pas l’ensemble des bienfaits économiques espérés. D’une part des sanctions demeurent (les sanctions primaires), d’autre part les pressions américaines pesant sur les banques internationales terrifiées dissuadent ces dernières de rétablir des flux financiers avec l’Iran. En second lieu, les incertitudes pesant sur les élections américaines entretiennent maintes interrogations. Nous avons observé que le Guide a sommé les dirigeants iraniens de lancer un programme dit d’économie de la résistance que l’on peut interpréter soit comme un plan de "survie" transitoire tant que les flux financiers ne sont pas rétablis, soit comme un Plan B en cas de sortie de l’accord. Il est inutile de dire que cette sortie porterait un coup sévère si ce n’est fatal à l’adhésion iranienne. Un autre choix, qui pèse sur l’approche de Téhéran vers l’OSC, est de savoir sur qui la République va s’appuyer dans sa stratégie régionale. Nous avons cru percevoir que Téhéran aimerait coopérer avec tous les acteurs afin de ne dépendre d’aucun. Louable sur le papier, cet exercice d’équilibriste risque d’être malaisé à tenir, dans la mesure où, comme nous l’avons vu, ces "alliés" sont concurrents entre eux. L’ère bénie de l’unanimité dans la conclusion du JCPOA ne sera pas aisée à conserver sur le long terme. Les Occidentaux ont une opportunité exceptionnelle à saisir. S’ils le veulent, ils pourront amarrer l’Iran au vaste ensemble global des pays insérés dans l’économie mondiale, qui occupent des positions régionales fortes. Si les Européens ne se dotent pas d’une stratégie ordonnée à l’égard de l’Iran, Washington continuera de jouer sa partie hasardeuse mêlant étranglement économique, coercition par le biais des sanctions autres que nucléaires, tentative de conquête "monopolistique" du marché iranien. Dans cette partie, quelques pays asiatiques (Japon, Corée, Inde, Chine, etc) ont compris l’urgence de prendre pied sur ce marché (ou d’amplifier leur présence, dans le cas chinois), tant que leurs opérations restent hors de portée des représailles américaines. La Russie essaie de faire de même. Téhéran, si les obstacles identifiés ne sont pas levés, pourrait malgré tout poursuivre sous son statut actuel d’observateur le renforcement de sa coopération multilatérale comme bilatérale avec les peuples de la zone. Peut-être l’Iran y trouvera quelque avantage. Si, inversement, l’Iran parvient à arracher des décideurs de l’OCS l’accord d’adhésion, la République Islamique, au cas où ses relations avec l’Occident se détérioreraient, y trouvera un très précieux contrepoids. Toutefois, la plupart de ses partenaires de l’Organisation refuseront de se laisser entraîner dans une querelle dont ils demeurent prudemment éloignés.

Michel MAKINSKY © Les clés du Moyen-Orient (France)

Michel Makinsky est chercheur associé à l’IPSE, et Directeur Général d’Ageromys International.

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