L’Egypte peine à retrouver un rôle régional.: le 17 juin 2015
Pour le magazine Orient XXI, le journaliste Alain Gresh s’intéresse au rôle géopolitique de l’Egypte et notamment à cette Egypte d’Al-Sissi qui a du mal à trouver sa place dans le Moyen-Orient, de par ses alliances politiques avec l’Arabie Saoudite, le contexte de guerre entre sunnites-chiites, le foyer de tension dans ce qui reste de la Libye et les problèmes sécuritaires au Sinaï.
L’Égypte joue-t-elle encore un rôle régional ? Peut-elle rivaliser avec l’Iran et la Turquie et affirmer une place prééminente dans le monde arabe ? À ces questions, la plupart des journalistes et des analystes au Caire répondent non, tant leur pays apparaît empêtré dans ses problèmes internes et incapable d’appréhender le monde autrement qu’à travers le prisme d’une guerre globale contre les Frères musulmans, au moment même où l’Arabie saoudite cherche à créer un « front sunnite » face à l’Iran.
« La visite du président Abdel Fattah Al-Sissi en Allemagne a illustré les problèmes auxquels se heurte la définition d’une politique étrangère. Le président cherche avant tout à faire reconnaître sa légitimité, une préoccupation que n’avait pas Hosni Moubarak », explique un influent journaliste d’un quotidien gouvernemental, qui ne souhaite pas être identifié. Ce séjour allemand au début du mois de juin a suscité des réactions étonnées, amusées ou même accablées dans de nombreux secteurs d’une opinion égyptienne peu sensible à la couverture flagorneuse des médias visant à gommer les nombreuses critiques des politiques et des journalistes allemands. Ceux-ci, ainsi que nombre d’Égyptiens d’ailleurs, ont été choqués de voir le raïs accompagné d’artistes chantant ses louanges (au sens propre du terme) ou de journalistes applaudissant debout le moindre propos de « leur » président durant sa conférence de presse avec la chancelière Angela Merkel. Les déclarations de cette dernière réprouvant la condamnation à mort de l’ancien président Mohamed Morsi ont été censurées en direct par la télévision officielle (ils n’ont pas été traduits). Et entendre le président affirmer : « Dieu m’a créé comme médecin qui connaît les maux et prescrit les remèdes »1 a atterré plus d’un responsable égyptien, jusque dans les couloirs du très prudent ministère des affaires étrangères.
Cette recherche effrénée de légitimité d’un pouvoir issu d’un coup d’État le 3 juillet 2013 — le président a dû annuler sa participation au sommet de l’Union africaine en Afrique du Sud en juin après que des organisations locales ont déposé plainte contre lui et demandé son arrestation — s’accompagne d’une fixation sur la lutte contre les Frères musulmans qui indispose même les alliés de l’Égypte.
Fin de lune de miel avec Riyad
« Nous voulons imposer, poursuit notre interlocuteur, notre vision d’une confrontation globale avec les Frères musulmans sur tous les terrains régionaux. Or notre allié, l’Arabie saoudite, a levé son veto sur une coordination avec les Frères, notamment au Yémen et en Syrie. La priorité de Riyad a changé avec l’accession au trône de Salman pour qui l’Iran est l’ennemi principal. Les Saoud cherchent à mettre de l’ordre dans “la maison sunnite”, ont repris langue avec la Turquie — un régime qui ne cesse de dénoncer l’illégitimité de Sissi —, soutiennent Al-Islah au Yémen et les Frères en Syrie. »
La lune de miel entre Le Caire et Riyad est terminée et les médias égyptiens n’hésitent pas à égratigner les Saoud, sans toutefois franchir les lignes rouges : le régime est trop dépendant de la manne financière du Golfe pour pouvoir rompre ou même développer une politique régionale trop autonome.
Si l’on en croit des propos souvent cités, le roi Abdelaziz, fondateur du régime saoudien aurait, sur son lit de mort2, confié à ses enfants : « Le bonheur du royaume réside dans le malheur du Yémen ». Moustafa Labbad est directeur du Centre d’études régionales et stratégiques Chark. Comme tous les centres non directement dépendants des autorités, il est en sommeil, l’organisation de tout colloque devenant impossible. Il conte une autre anecdote : « Sur son lit de mort, Abdelaziz aurait expliqué : l’Égypte doit avoir de l’eau jusqu’au nez ; pas plus haut pour qu’elle ne se noie pas, pas plus bas pour qu’elle ne puisse pas nager. »
« L’Arabie saoudite, poursuit-il, ne veut pas de l’Égypte comme partenaire, même de seconde zone. Elle ne veut pas non plus d’un front arabe uni, encore moins de la force militaire commune prônée par l’Égypte. Ainsi, la décision saoudienne d’attaquer le Yémen a-t-elle été prise deux jours avant la tenue du sommet arabe, et l’Égypte en a été informée quelques heures avant son déclenchement. » À tel point que, dans un premier temps, le ministère des affaires étrangères égyptien a publié un communiqué affirmant que Le Caire n’y participerait pas. Quelques heures plus tard, le président Sissi affirmait que son pays participait pleinement à la coalition mise en place par Riyad…
Le Yémen de tous les dangers
L’affaire yéménite résume les contradictions de la politique étrangère du Caire. Aucun responsable, aucun journaliste, aucun citoyen ne souhaite un engagement égyptien, et tous craignent un engrenage qui conduirait leur pays à intervenir contre son gré. La mémoire de la guerre menée par le président Gamal Abdel Nasser en soutien au jeune régime républicain (1962-1970) et qui a coûté la vie à 26 000 soldats égyptiens3 hante encore les mémoires, et avant tout celle de l’armée. « Nous avons coordonné nos effort avec le Pakistan, les Émirats et Oman pour que les Saoudiens n’aillent pas trop loin », explique le chercheur Tewlik Aclimandos. Et l’Égypte pèse pour des négociations, d’autant que le bilan des opérations militaires de la coalition est maigre — si ce n’est la destruction du peu d’infrastructures que possède le Yémen et une situation humanitaire alarmante dénoncée par la Croix Rouge internationale dans une étrange indifférence internationale.
L’Égypte a refusé d’envoyer des hommes sur le terrain et s’est bornée au déploiement de quelques navires dans le détroit du Bab El-Mandeb où transitent les bateaux en route pour le canal de Suez, un détroit que les marines américaine et française surveillent déjà de près. « Si le Pakistan a pu se retrancher derrière le vote de son Parlement pour justifier son refus d’envoyer des troupes, Sissi n’a même pas ce prétexte, il n’y a plus de parlement en Égypte. Et les Saoudiens ne l’oublieront pas », conclut Labbad.
Cherchent-ils une solution de rechange au « médecin créé par Dieu » ? En tout cas, même les Émirats arabes unis, pays pourtant considéré comme le plus proche de la vision égyptienne d’une lutte globale contre les Frères musulmans, semblent s’interroger. Comme le rapporte la journaliste très bien informée Dina Ezzat, « un haut responsable égyptien s’est rendu à Abou Dhabi pour se plaindre du fait qu’Ahmed Chafik, candidat malheureux contre Morsi au second tour de l’élection présidentielle de 2012, poursuivait dans cette capitale des activités politiques ». Il a annoncé le 14 juin qu’il se retirait de la présidence du parti qu’il dirige, mais il est peu probable que cela dissipe l’impression qu’il reste « en réserve » au cas où Sissi échouerait.
Un nouveau partage des eaux du Nil
« Nous assistons à une réorganisation générale de la région, explique un journaliste d’Al-Ahram, aussi bien en termes internes que géopolitiques. D’ici une ou deux décennies, elle ne ressemblera plus à ce que nous connaissons. Mais l’Égypte est trop faible pour influer sur le cours des événements, elle se borne à concentrer ses efforts sur son environnement proche, et ses succès sont mitigés. »
Pour Mohamed Megahed Elzayat, du Centre régional pour les études stratégiques et membre du Conseil égyptien des affaires étrangères, « avec l’Éthiopie et le Soudan, nous avons obtenu, en mars 2015, un accord intérimaire certes flou, mais qui a favorisé la détente avec nos voisins du sud ». Ce texte a été célébré comme une victoire du président Sissi. Moins diplomate, un responsable proche du dossier nuance : « Le président a su vendre à l’opinion un compromis qui, dans les faits, entérine un nouveau partage des eaux du Nil et remet en cause un traité datant de 1929. L’Éthiopie, soutenue par les États-Unis, s’affirme comme une force régionale et la construction sur le Nil du barrage de la Renaissance assoit la légitimité du régime. Nous exigions l’arrêt total de sa construction, contraire aux accords qui régissent le partage des eaux du Nil, mais nous avons dû reculer. » Le discours de Sissi devant le Parlement éthiopien, puis sa visite en mai au Soudan pour l’intronisation d’Omar Al-Bachir à la suite de sa réélection à la présidence ont donné l’impression que l’entente était rétablie entre les trois pays, alors que le barrage va stocker 12 milliards de mètres cube chaque année au détriment de l’Égypte. « Mais les pénuries d’eau ne se feront pas sentir avant une dizaine d’années », concède notre source.
Autre dossier crucial, celui de la Libye. « Nous soutenons le gouvernement légitime, explique un diplomate. Les Occidentaux disent qu’il faut être équilibrés, mais nous avons d’un côté un gouvernement légitime, celui de Tobrouk et de l’autre une occupation de l’ouest du pays, notamment de Tripoli, par des milices dont certaines sont liées au terrorisme international et qui ont obtenu le soutien d’États étrangers ». Le Qatar est bien sûr visé, sans que son nom soit mentionné. Certes, les illusions sur le général Khalifa Haftar, qui a déclenché une rébellion militaire et qui a été adoubé par le gouvernement de Tobrouk (reconnu par la communauté internationale) se sont dissipées. Son armée, reconnaît Aclimandos « compte plus d’officiers que de soldats ». Mais Le Caire reste réticent à traiter avec le gouvernement de Tripoli qui comprend notamment des Frères musulmans, alors que tous les autres gouvernements, aussi bien européens que du Golfe, l’ont fait. Le diplomate affirme que son pays « soutient les efforts de Bernardino Leon, le médiateur de l’ONU, mais celui-ci ne doit pas faire trop de concessions au soi-disant gouvernement de Tripoli ». L’Égypte a organisé le 25 mai une réunion des représentants des tribus libyennes, mais avec peu de succès, seules celles favorables au gouvernement de Tobrouk ayant répondu à l’invitation. La rencontre s’est terminée — sans surprise — par un refus total de discuter avec les islamistes et les Frères, assimilés à une organisation terroriste.
10 000 à 12 000 insurgés dans le Sinaï
Dernière région prioritaire pour Le Caire, Gaza et surtout le Sinaï. À plusieurs reprises depuis son accession au pouvoir, l’armée a proclamé haut et fort qu’elle en avait fini avec l’insurrection du groupe Ansar Beit Al-Maqdis, devenu une filiale de l’organisation de l’État islamique (OEI) sous le nom de Wilayat Sinaï (Province du Sinaï). Pourtant, l’agence de presse égyptienne Mena reconnaissait le 27 mai que durant les cinq premiers mois de l’année, 643 personnes ont été tuées, dont 177 civils et membres des forces de sécurité. Et tous les jours, les médias font état d’« attaques terroristes » dans la région. Un journaliste familier du Sinaï répercutait, atterré, des informations récentes que lui avaient communiqué des officiers : Wilayat Sinaï compterait 10 000 à 12 000 guérilleros, certes animés par des motivations diverses — l’idéologie bien sûr, mais aussi le désir de vengeance face aux exactions des forces de l’ordre ou l’appât du gain engendré par différents trafics qui ont toujours fleuri dans cette région excentrée et négligée par le pouvoir central — mais déterminés et connaissant bien le terrain.
Pour les médias égyptiens, dont les positions confinent parfois au racisme "antipalestinien", la cause de l’instabilité au Sinaï serait due avant tout à l’appui que le Hamas apporterait à l’OEI. Pourtant, peu de journalistes ou de chercheurs rencontrés partagent cette vision manichéenne. Et même, le gouvernement n’a pas coupé tous les ponts, comme en témoigne le jugement d’un tribunal fin mai revenant sur la décision de déclarer le Hamas organisation terroriste.
Un double siège
Un journaliste grand connaisseur de la région résume le sentiment général. « Certes, les groupes djihadistes disposent de bases de repli à Gaza, et sans doute des responsables des Brigades Al-Qassam, l’aile militaire du Hamas, le savent ; mais ces milices sont autonomes, et ne rendent pas forcément de comptes à la direction politique. Autre facteur de complication, le Hamas fait face à une contestation salafiste djihadiste, encouragée par la non-reconstruction de Gaza depuis l’agression israélienne de l’été 2014 et l’impossibilité de mettre en place un gouvernement d’unité nationale. » Si le terminal de Rafah, le seul qui permette aux personnes de circuler entre Gaza et l’Égypte, a été ouvert quelques jours en juin, il est resté fermé pour l’essentiel depuis un an. Certains responsables n’excluent pas — et ils s’en inquiètent — que le Hamas lui-même éclate et que des groupes djihadistes prennent le dessus dans ce territoire, sous un double siège israélien et égyptien. Si une source diplomatique égyptienne affirme qu’il n’y a plus aucun contact avec le Hamas, on peut penser que l’armée et les services de renseignement, qui ont géré directement le dossier palestinien depuis au moins deux décennies, gardent certains canaux de communication ouverts. D’autant que le Hamas a renforcé sa stature auprès des monarchies du Golfe en soutenant l’opération saoudienne au Yémen.
Dans la ville nouvelle du 6-Octobre, à une trentaine de kilomètres du centre du Caire, Maasoum Marzouk, ambassadeur à la retraite, nous accueille dans le café d’un immense centre commercial. Son itinéraire est celui d’une génération qui n’a pas arrêté de voir ses espoirs déçus, mais qui veut poursuivre le combat pour les idéaux de sa jeunesse. En 1968, il participe aux manifestations des étudiants qui demandent une condamnation des officiers responsables de la défaite de juin 1967. Il s’engage dans l’armée et participe dans les commandos à la reconquête du Sinaï en octobre 1973. Entré dans la diplomatie, il n’a jamais caché ses critiques à l’égard de la politique étrangère d’Anouar El-Sadate et de Hosni Moubarak et conseille Hamdin Sabbahi, le dirigeant nassérien. « Entre 19914 et 2011, nous avons été à la traîne de l’Arabie saoudite. Aujourd’hui, nous ne pouvons toujours pas mener une politique autonome. Ainsi, il serait de l’intérêt de l’Égypte d’ouvrir un dialogue avec Téhéran, mais Riyad met son veto. » Et il conclut : « La politique étrangère est le reflet de la politique intérieure. Si nous sommes sur un terrain intérieur instable, ce qui est le cas, nous ne pouvons avoir une politique étrangère. »
Il n’y a pas que le terrain politique qui est instable. Dans le parc du centre commercial, des jeux d’eau et de lumière attirent une foule grouillante d’enfants. Cette année encore naîtront deux millions d’Égyptiens à qui aucun gouvernement ne semble capable d’assurer un avenir.
Alain GRESH © Orient XXI (France)
Alain Gresh est un journaliste français né en Egypte et rédacteur en chef du Monde diplomatique.