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Entretien avec Sébastien Abis : La géopolitique alimentaire au Moyen-Orient

.: le 15 janvier 2018

Dans cet entretien, Sébastien Abis répond aux questions de Mathilde Rouxel à propos de la place de la géopolitique alimentaire, "l’agro-politique", au Moyen-Orient, et de la façon dont celle-ci influence les rapports de force dans cette région.

Mathlilde Rouxel : Pouvez-vous revenir sur les enjeux de la géopolitique alimentaire au Moyen-Orient, et expliquer votre intérêt pour cette question ?

Sébastien Abis : Il semble encore difficile, dans le monde contemporain, de faire abstraction de l’importance de l’agriculture et de la variable alimentaire pour comprendre certaines dynamiques de développement dans le monde, ainsi que certaines insécurités qui persistent – sur le plan humain, territorial mais aussi logistique ou stratégique. Avec l’année 2018 qui commence, nous avons une réalité globale qui, malgré les accélérations du monde et ses transformations, ne se dément pas : il faut se nourrir pour être capable de vivre. Cela peut sembler évident, mais il est très important de le rappeler pour ne pas perdre de vue que lorsqu’on parle d’agriculture, on parle d’alimentation d’abord et que la première fonction de l’agriculture est bien de nourrir les gens.

Or la population mondiale est en croissance continue, et dans certaines régions, la hausse démographique s’avère très prononcée. Quand on regarde la région du Moyen-Orient, nous avons tous les ingrédients d’une tension alimentaire protéiforme. En quelque sorte, le bassin méditerranéen représente un miroir grossissant des défis agricoles et alimentaires mondiaux. En effet, la hausse de la population s’accompagne de mutations socio-économiques, ce qui conduit à une transformation rapide des modes de consommation alimentaire, et qui accélère les demandes et les transformations des propres comportements nutritionnels. Nous sommes par ailleurs dans la région du monde où nous avons, en termes de ressources naturelles, tous les éléments de la rareté : pour produire, en agriculture, il faut de l’eau, de la terre et un climat qui soit à la fois favorable et stable. Or, nous sommes en Méditerranée dans la zone la plus pauvre de la planète : il n’y a presque plus de terres arables disponibles et l’eau est inégalement répartie pour globalement être rare. Cela explique que l’augmentation de la production dans ces pays provient à la fois de l’irrigation, de la diminution des pertes en eau, de l’optimisation des rendements… en somme un développement plus vertical que spatial tant les réserves foncières sont épuisées. L’agriculture dans le désert ne sera qu’une niche. Cette région méditerranéenne est également considérée comme l’un des points chauds du réchauffement climatique. Alors que le climat a toujours été compliqué, les changements météorologiques se révèlent encore plus prononcés que dans d’autres régions de la planète. Cela n’augure rien de favorable pour les conditions agricoles et la sécurité alimentaire. À cela s’ajoute l’instabilité politique. Or, l’absence d’une vision sur du long terme et l’absence de la paix aggravent les insécurités humaines. Lorsqu’il y a des guerres quelque part, la pauvreté se propage, ce qui engage de nouvelles difficultés alimentaires pour les populations. Toutefois, le problème qui se pose n’est pas seulement celui des quantités, moins disponibles, de produits ; cela peut être aussi des ponts et des routes coupés, qui font que la logistique est entravée, que la circulation des matières vitales est moins fluide, que leur commercialisation est obérée. Tout cela fait qu’en temps de guerre, très rapidement, les inconnues alimentaires ressurgissent.

Néanmoins, même hors des temps de guerre, il existe des difficultés potentielles alimentaires. Si l’on regarde, dans ce coin de la planète, des événements à caractère extra-agricole, comme le blocus saoudien sur le Qatar l’été dernier, sont très révélateurs. Le cas du Qatar montre qu’un pays stratégiquement et économiquement dynamique sur la scène internationale peut, sur le plan alimentaire, être dépendant du marché mondial pour nourrir sa population, fusse-t-elle assez réduite dans le cas de l’Emirat. Au moment de la crise, les Qataris ont été tout de suite soucieux de faire des stocks alimentaires à domicile et certains pays ont envoyé des avions chargés de nourriture pour aider l’Emirat à faire face à cette situation. On voit bien qu’un événement purement politique peut avoir très rapidement une ramification alimentaire ou agricole.

Depuis près de quinze ans, grâce à mes différentes activités professionnelles, je réfléchis donc sur ces liens entre géopolitique, agriculture et alimentation. Si la zone Méditerranée/Moyen-Orient offre un terrain idoine pour observer ces enjeux, la planète entière peut être considérée avec ces clefs de lecture méconnues généralement dans l’analyse stratégique. Cette méthode me semble d’autant plus importante que l’avenir risque de maintenir ces sujets en haut des agendas internationaux.

Des instabilités sociopolitiques, territorialisées, peuvent éclore en raison d’un faisceau de facteurs dont les fragilités agricoles, rurales et climatiques font parties. L’exemple de la Syrie est à ce titre éclairant – bien qu’elle ne soit pas tombée dans une guerre civile uniquement par tragédie alimentaire, la sécheresse a fortement impacté ce pays et on ne peut pas comprendre le déclenchement du mécontentement sociopolitique syrien en 2011 sans intégrer pleinement la question. À l’inverse, des événements purement politiques et géopolitiques peuvent impacter, dans l’autre sens, la réalité agricole, la sécurité alimentaire et foncière d’un pays. Le cercle vicieux fonctionne dans les deux sens malheureusement. Il peut au contraire redevenir vertueux lorsqu’il y a paix et bonne gouvernance : les conditions de la sécurité alimentaire s’améliore. Quand la démocratie fonctionne, il y a plus d’inclusion sociale et plus de droits pour toutes et tous. A ce titre, il importe de croiser les approches disciplinaires dans cette époque où les complexités s’épaississent et les enjeux s’intègrent de plus en plus. Les agronomes et les ingénieurs doivent convoquer les sciences humaines pour penser le développement agricole et rural. Les géopolitiques et les économistes doivent inclure l’agriculture et l’alimentation dans leur grille de lecture. Les pouvoirs publics, les entreprises ou les acteurs de la société civile doivent faire aussi ces croisements. Dans la région méditerranéenne, c’est indispensable. Mais cela vaut partout ailleurs, il suffit de plonger nos regards sur l’Afrique, l’Asie ou l’Amérique latine pour constater l’intimité des liens entre géopolitique et sécurité alimentaire. Ces interactions, vieilles comme le monde, restent prégnantes pour comprendre les dynamiques contemporaines sur la planète et cartographier les défis de manière prospective.

MR : Quels rapports de force ou de coopération ces questions alimentaires provoquent-elles au Moyen-Orient ?

SA : Il y a toujours des actions autour des questions agricoles et alimentaires. Quand vous avez faim, vous avisez, et pour éviter d’avoir faim, vous anticipez. Vous avez toujours une stratégie vis-à-vis de votre estomac qui doit être rempli. En fonction de votre faim, votre humeur ou votre état de santé peut changer. Ce qui vaut pour l’individu prend une proportion colossale à l’échelle d’un État. Tous les États de cette région ont toujours considéré que la question de la sécurité alimentaire était un grand pilier de stabilité, de développement, de commerce, de stratégie à l’international et que dans cette région de toute façon, les contraintes alimentaires sont telles qu’il est important d’avoir des alliances internationales. Ces alliances sont celles qui permettent de capter des aides extérieures, de bâtir des solidarités pragmatiques et de construire des relations commerciales solides avec des pays qui sont capables de fournir des biens alimentaires. Elles permettent aussi de faire en sorte parfois de négocier des échanges commerciaux gagnant-gagnant autour des questions de l’importation, du partage scientifique, etc. Les États ont toujours eu des politiques agricoles et des stratégies pour les déployer. Il n’y a aucun État sur la planète où la question est absente. Des degrés d’importance différents peuvent néanmoins exister.

Par contre dans cette région, beaucoup de puissances extra-orientales s’immiscent dans les affaires moyen-orientales. Pour les Américains, la variable alimentaire n’est jamais totalement absente. De même, la vente, par les Russes, de céréales au Moyen-Orient participe du retour de la Russie dans les affaires régionales ces dernières années. La Chine, de son côté, relance la route de la soie en passant par l’Iran et la Méditerranée pour participer également de cette question d’approvisionnement alimentaire, de sécurisation du commerce dans cet espace. Au Brésil, lorsque Lula prenait fait et cause pour la Palestine à l’ONU, il vendait parallèlement beaucoup de produits brésiliens agroalimentaires aux pays arabes. Cela vaut aussi bien entendu pour un certain nombre de pays européens. L’agriculture participe à donner de la densité concrète aux relations euro-méditerranéennes. Il y a également le cas des acteurs locaux, comme celui de Daesh, qui pendant deux ou trois ans a essayé d’établir une stratégie territoriale sur un espace qui s’implantait le long des deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate (quand vous avez de l’eau dans cet espace, vous renforcez votre puissance et vous affaiblissez vos adversaires) et dans les grandes plaines céréalières de l’Est syrien ou du Nord de l’Irak. La stratégie de Daesh n’était donc pas uniquement tournée vers les champs pétrolifères destinés à faire avancer les camions et à être troqués à l’international : il s’agissait aussi d’exploiter les ressources alimentaires et en eau de cet espace.

L’ensemble des acteurs de cette région a toujours joué sur cette variable alimentaire, pour le pire comme pour le meilleur. Quand vous faites du commerce agricole c’est intéressant : il faut équilibrer l’offre et la demande. S’il existe des objectifs cachés ou des finalités qui peuvent être questionnés selon les politiques menées, il est important de considérer que certaines structures ou groupes peuvent contribuer au développement agricole d’un espace malgré les controverses que certains systèmes de représentation peuvent agiter. Je vais prendre deux exemples pour illustrer mon propos. Le Liban a longtemps eu, il y a quelques années, un ministre de l’Agriculture du Hezbollah : il a fait pendant son mandat un travail remarquable pour le développement agricole et la sécurité alimentaire du Liban. En Égypte, les Frères musulmans ont longtemps été les seules forces sociales présentes en zones rurales, et qui ont contribué à créer de l’emploi, de l’activité et de l’entraide quand l’État désertait ces campagnes. Il existe donc des acteurs qui peuvent apparaître, selon les représentations de chacun, a priori non fréquentables, mais qui d’un point de vue de la construction de la sécurité alimentaire et du développement agricole produisent plus d’impact positif que d’autres. N’oublions pas non plus le rôle des cultures illicites (drogues) qui parfois peut contribuer à soutenir l’économie locale de territoires abandonnés par le pouvoir. L’agriculture ici est bien au cœur d’une géopolitique…

MR : Une redéfinition des frontières est aujourd’hui en jeu au Moyen-Orient. Quelle place prend la dimension agricole et alimentaire au sein de ces problématiques, notamment par exemple sur la question kurde ?

SA : La question alimentaire peut être centrale. Sur cette question, Pierre Blanc (rédacteur en chef de la revue Confluences Méditerranée), qui a beaucoup travaillé sur les questions de l’eau et de la terre, le montre bien sur un certain nombre de pays de cet espace : que vous preniez Israël, la Palestine, la Syrie, le Liban, l’Irak, l’Iran ou la Turquie, dans cette zone du monde, le foncier et l’eau sont à intégrer dans les analyses pour mieux appréhender certains comportements, dynamiques ou risques. Il serait difficile de ne pas appliquer ces modes d’analyse à propos de la problématique posée par l’hypothèse d’un Etat kurde indépendant.

Toutefois, gardons bien en tête que les comportements sont dictés par la rareté. On peut distinguer deux types d’attitudes. Dans un premier cas, il s’agit de contrer la rareté, en créant des solidarités. C’est d’ailleurs, peu ou proue, ce que l’Europe a fait avec la PAC au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en mobilisant une vision géopolitique pour combattre la faim et l’insécurité alimentaire qui mettaient toute l’Europe en difficulté vis-à-vis du reste du monde comme sur le plan de sa stabilité intérieure. Le problème de la rareté au Moyen-Orient est qu’il s’agit d’un problème de rareté de l’intégration économique et politique et de rareté de l’eau et du sol bien plus fort que l’Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Or, dans cette région, une tendance domine : au contraire de la coopération destinée à contrer la rareté, on assiste plutôt à des dynamiques de conflictualité hyper localisées.

Je suis tenté de penser que dans ce siècle en cours, la sismicité chronique, presque structurelle de cette région du monde peut s’amplifier en raison de violences hydrauliques, foncières, climatiques ou alimentaires. Celles-ci vont provoquer plus de turbulences sociopolitiques, plus de rivalités territoriales et plus de migrations de détresse. Comment ne pas travailler sur ces thématiques quand on cherche à apaiser la situation au Moyen-Orient et à construire du développement en Méditerranée ? A ce titre, il faut mentionner l’action remarquable du CIHEAM pour l’agriculture, les ruralités, la pêche et la durabilité du développement dans ces pays. C’est une organisation internationale trop peu connue, mais dont le travail avec les jeunes, les agriculteurs et les populations vulnérables s’avère capital. Dans le cas de la France, il me semble que la nouvelle approche prônée par le Président de la République évoquant l’interaction nécessaire des 3D, pour diplomatie, développement, défense, à propos du Sahel, convient très bien pour toute la région et pour ces enjeux agricoles. Les politiques, les investisseurs, les militaires, les ONG, les chercheurs, les entreprises… tous sont des acteurs pour la sécurité alimentaire. Il ne s’agit pas uniquement d’une affaire d’ingénieurs-agronomes, bien qu’ils soient eux-mêmes indispensables bien entendu !

Mathilde ROUXEL © Les clés du Moyen-Orient (France)

Sébastien Abis est Directeur du Club DEMETER et chercheur associé à l’IRIS.

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