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En route vers Téhéran ? Des limites de la Realpolitik et du « story-telling »

.: le 22 juin 2009

Pour l’administration Obama, l’Iran et son programme nucléaire relèveraient d’une approche diplomatique renouvelée, fondée sur les intérêts bien compris des protagonistes, aux dires de Jean-Sylvestre Mongrenier.

Bien que la chose n’ait pas été clairement avouée, l’administration Obama s’attendait à ce que le « discours du Caire » (3 juin 2009) – un texte parsemé de contre-vérités historiques, complaisamment présenté comme une initiative refondatrice –, entraîne des conséquences positives immédiates, ce qui illustrerait l’efficacité du « story-telling » jusque dans les relations internationales. Ainsi l’issue des élections législatives libanaises, le 7 juin dernier, était-elle déjà interprétée comme relevant de « l’effet Obama » [1]. Il restait à conclure cette première étape sur la scène politique intérieure iranienne, avec la déroute du président sortant, Mahmoud Ahmadinejad, et la victoire présentée comme inéluctable de Mir Hossein Moussavi. La plupart des commentateurs et analystes n’ont guère remis en cause ce discours de type performatif ; comme à l’accoutumée, ils ont insisté sur la vitalité et la modernité de la société iranienne, négligeant la nature du régime et ses logiques de fonctionnement [2].

« Regime change » et Grand Moyen-Orient

En fait, les rivalités entre clans et hommes du sérail au sommet de la république islamique ont débouché sur une crise politique majeure [3] ; les manifestations ne cessent pas et Moussavi semble jouer un rôle qui dépasse ses intentions initiales. Quant au Guide suprême de la Révolution islamique, il a explicitement apporté son soutien à Ahmadinejad [4]. Comme en d’autres lieux, l’heure du « regime change », sur fond de bouleversements géopolitiques régionaux, aurait-elle donc sonné pour l’Iran ? En 2003, William Kristol et Lawrence F. Kaplan, deux figures intellectuelles emblématiques du mouvement néo-conservateur, avaient publié un essai intitulé Notre route commence à Bagdad [5]. La menace islamo-terroriste y était interprétée comme le produit des maux qui frappent le Moyen-Orient – tyrannies, mal-développement et enfermement psycho-culturel – aggravés par le « réalisme » des chancelleries occidentales et leur obsession du statu quo. Dans une large mesure, leur diagnostic faisait écho aux pénétrantes analyses de Bernard Lewis, grand orientaliste américain qui a clairement anticipé les conséquences de la révolution islamique iranienne. Ainsi est-il le premier à formuler l’expression de « choc des civilisations », en 1979, ensuite reprise par Samuel P. Huntington, l’un de ses pairs intellectuels [6].

Selon William Kristol et Lawrence F. Kaplan, l’effondrement du régime criminel de Saddam Hussein devait être le point de départ d’une entreprise de libéralisation et d’émancipation du « Grand Moyen-Orient » (Greater Middle East), une immense aire qui s’étire des rivages atlantiques du Maghreb jusqu’au golfe Arabo-Persique et à l’Afghanistan, partie prenante des géopolitiques méditerranéennes depuis l’invasion soviétique de 1979-1980 et les conflits qui ont suivi (Jihad antisoviétique, talibanisation et « guerre contre le terrorisme »). Paix, prospérité et démocratie de marché pointaient à l’horizon. En décembre 2002, le secrétaire d’Etat de la première administration Bush, Colin Powell, avait lancé une initiative en ce sens, reprise et adoptée lors du G8 de Sea Island (Etats-Unis), les 8-9 juin 2004 (le « Partenariat pour un avenir commun avec la région du Moyen-Orient élargi et l’Afrique du Nord »). De leur côté, les autorités européennes (le Haut Représentant pour la PESD et la Commission) avaient adopté l’expression de « Moyen Orient au sens large » (Wider Middle East) pour désigner une sorte de Processus de Barcelone étendu au golfe Arabo-Persique.

De l’axe chiite au front panislamique

Cette version renouvelée de la théorie des dominos et le rêve de « pax democratica » qui inspirait l’action régionale des Etats-Unis (un « wilsonisme botté » qui n’est pas sans rappeler le bonapartisme de la campagne d’Egypte) ont très vite buté sur les réalités politiques et stratégiques moyen-orientales : perpétuation de la guerre en Irak, poussée de l’islamisme sur le plan électoral, islamo-guérillas au Liban et à Gaza, sur fond de menaces et d’actes terroristes. Avec la fin de la tyrannie baasiste et de la domination arabo-sunnite sur l’Irak, la Mésopotamie et une large part des territoires à l’est de Suez – avec leurs populations chiites (majoritaires en Irak et formant des minorités conséquentes dans le Golfe) –, semblent alors basculer vers l’Iran et le monde islamo-persan.

A la tête d’une alliance entre chiites (Iran-Syrie-Hezbollah), Téhéran parraine le Hamas et se veut le chef de file d’un front panislamique – un « front du refus » élargi –, en opposition à l’« axe Washington-Tel-Aviv » et aux Occidentaux. Usant de la couverture diplomatique que lui offrent la Russie et la Chine, tout à leur « coalition anti-hégémonique », Téhéran poursuit sa marche obstinée vers le nucléaire guerrier, voie et moyen d’une stratégie de sanctuarisation agressive, du Golfe à la Méditerranée orientale  [7]. L’embargo économique ne suffit plus à endiguer les prétentions iraniennes et le pouvoir de nuisance de Téhéran – en Irak, au Proche-Orient et en Afghanistan – hypothèque le recours à l’option militaire (bombardement des sites nucléaires). Le président iranien va jusqu’à explorer la possibilité d’un nouveau tiers-mondisme d’envergure planétaire et, pour ce faire, cherche des connexions avec le pétro-bolivarisme (le « socialisme du XXIe siècle ») d’Hugo Chavez [8].

Une « troisième révolution » ?

Le coup de force d’Ahmadinejad et de ses partisans pour radicaliser plus encore l’islamisme iranien, l’amorce d’une « troisième révolution » (une révolution islamo-justicialiste) [9] et les chocs en retour invalident le scénario de la « superpuissance » régionale. Placée sous embargo international, l’économie iranienne est épuisée – Téhéran importe même du pétrole et du gaz – et le comportement des hommes au pouvoir (gabegie et corruption) contredit chaque jour le moralisme d’Etat qui tient lieu de formule politique, nonobstant le zèle coercitif des Pasdarans (Gardiens de la révolution) et Bassidjis (les « mobilisés ») , ces « gardes-rouges » de l’islamisme radical. Aux frontières orientales, le jihadisme taliban menace de déborder sur le Baloutchistan ; aux frontières occidentales, l’expérimentation par l’Irak d’une forme de « gouvernement décent », certes encore fragile, pourrait exercer des influences positives jusqu’à Téhéran. Dans le Golfe, les régimes arabes sunnites manœuvrent pour endiguer les ambitions iraniennes, avec l’appui des Occidentaux. Le soutien apporté à Ahmadinejad par l’Organisation de Coopération de Shanghaï, lors du sommet d’Iekaterinbourg (16 juin 2009), ne suffira pas à contrebalancer les reclassements régionaux.

Il serait hâtif de miser sur le succès d’une version iranienne des « révolutions de velours » – le sang a déjà coulé – et de tenir pour acquis les bouleversements géopolitiques qu’impliquerait l’effondrement du « régime des mollahs », régime dont l’unicité est mise à mal par les déchirements internes et les déclarations de certains ayatollahs [10]. Le temps du monde et les rythmes politiques ne sont pas ceux de la logique et des chaînes de raisonnement serrées ; c’est par là que certains théoriciens néo-conservateurs ont péché. De même ne faut-il pas négliger le poids des enracinements anthropo-culturels, cédant ainsi aux délices et poisons de l’ingénierie socio-politique (l’Irak de 2003, on l’a compris, n’est pas la Pologne de 1989). Au vrai, les tenants de la French Theory qui décomposent la réalité pour la réduire à un jeu de déconstruction-reconstruction, privé de toute référence à la nature des choses, ne sont pas les mieux placés pour penser des politiques articulées sur les identités particulières, sans perdre de vue le général (que l’on ne confondra pas avec l’Universel).

Il n’en reste pas moins que les attentats du 11 septembre et le cycle de conflits alors déclenché ont brisé le statu quo régional, libérant des forces qui se jouent des calculs politiques et des stratégies étatiques. Que l’Iran bascule dans le chaos ou que le régime se durcisse, la diplomatie de la main tendue, ses tenants et ses aboutissants, sont bousculés par la dynamique des événements. La prudence est une vertu cardinale, certes, mais elle ne doit pas être confondue avec l’attentisme ; il serait aujourd’hui fallacieux de mettre sur le même plan Ahmadinejad et Moussavi, au prétexte que ce sont deux hommes du sérail. L’issue du bras de fer ne sera pas sans conséquences sur la crise nucléaire comme sur l’ensemble des conflits géopolitiques régionaux qu’Ahmadinejad s’efforce d’interconnecter. L’Iran et le Moyen-Orient sont en ébullition, les mots doivent céder la place à d’autres mots et, dans un monde soumis à l’accélération des processus, l’objectif de « stabilité » ne peut tenir lieu de weltanschauung. Il faut remettre l’ouvrage sur le métier.

Jean-Sylvestre MONGRENIER © Institut Thomas More

Chercheur associé à l’Institut Thomas More, Chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis). Auteur du Dictionnaire géopolitique de la défense européenne (ed. Unicomm, 2005), de La France, l’Europe, l’OTAN : une approche géopolitique de l’atlantisme français (ed. Unicomm, 2006), co-auteur de La Russie, de Poutine à Medvedev (Institut Thomas More/DAS, ed. Unicomm, 2008).

Notes

[1] Emmenée par Saad Hariri, la majorité sortante que forment les électorats sunnite, druze et chrétien (pour partie du moins) a emporté 71 des 128 sièges du parlement libanais. L’opposition prosyrienne, avec le Hezbollah et le camp Aoun, a subi un revers (57 députés) qui pourrait avoir des conséquences sur le terrain militaire (le Hezbollah refuse de désarmer et salue la réélection de Mahmoud Ahmadinejad).

[2] Rappelons qu’en 2005, bien peu de spécialistes avaient anticipé l’élection de Mahmoud Ahmadinejad et certains voulaient y voir un simple « accident », résolu à brève échéance. Beaucoup de choses ont aussi été écrites sur l’hostilité supposée du Guide suprême de la révolution, l’ayatollah Ali Khamenei, à l’encontre du président iranien ; l’esprit de charité et les règles de courtoisie s’opposent à ce que l’on cite des noms. Passons enfin sur le recyclage habituel de la soviétologie des années 1970 ; les pires d’entre les pires, partisans de la fuite en avant au nom du révolutionnarisme, sont systématiquement qualifiés de « conservateurs », par opposition aux réformateurs. In fine, la vie politique iranienne est un théâtre d’ombres bien difficile à analyser.

[3] Le jour même du vote, le 12 juin 2009, une fois les résultats proclamés, la réélection frauduleuse d’Ahmadinejad (63% des voix, avec un taux de participation de 85%) a été contestée dans la rue. Depuis, la mobilisation pro-Moussavi et anti-Ahmadinejad n’a pas cessé.

[4] « Le bras de fer dans la rue est une erreur, je veux qu’il y soit mis fin (…) la nation iranienne a besoin de calme », a lancé l’ayatollah Ali Khamenei, dans son prêche lors de la traditionnelle prière du vendredi, le 19 juin 2009.

[5] La traduction française de cet essai a été publiée la même année, en 2003, aux éditions Saint-Simon.

[6] Pour une approche synthétique des travaux de Bernard Lewis, cf. L’Islam en crise, Le Débat-Gallimard, 2003. La théorie du choc des civilisations, avancée par Samuel P. Huntington, a ensuite été largement galvaudée par les médias. Huntington cherchait à élaborer un nouveau paradigme et il ne préconisait en rien un tel choc, pas plus que cette théorie n’a servi de doctrine à l’administration Bush (un lieu commun que l’on retrouve, pour dresser l’éloge du discours prononcé par Obama au Caire). Son souci était de conjurer le spectre d’un affrontement global entre puissances occidentales et pays islamiques (Huntington est décédé en décembre 2008).

[7] Pour la première fois, le directeur de l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique (AIEA), Mohammed Elbaradei, a explicitement admis que l’Iran voulait l’arme nucléaire : « Mon sentiment viscéral est que l’Iran veut assurément se doter de la technologie (…) qui lui permettrait de disposer d’armes nucléaires s’il le décidait » (déclaration faite à la BBC, 17 juin 2009).

[8] Le 12 juin 2009, Hugo Chavez a félicité son homologue iranien qu’il a salué comme un « vaillant lutteur pour la révolution islamique et contre le capitalisme ». Les deux hommes ont fait connaissance en 2004 lorsque Ahmadinejad, alors maire de Téhéran, a inauguré une statue en l’honneur de Simon Bolivar. Chavez a permis à l’Iran de nouer des liens en Amérique latine (Bolivie, Nicaragua, Equateur) et apporte son soutien à Téhéran au sein de l’AIEA.

[9] Le départ en exil du Shah et le retour de l’ayatollah Khomeiny, le 1er février 1979, constitue la première révolution ; l’Iran devient une république islamique. Le 4 novembre de la même année, un groupe d’étudiants islamiques attaque l’ambassade américaine à Téhéran et prend en otage le personnel (52 diplomates) pendant 444 jours. Khomeiny parle de « seconde révolution ». La nature et l’orientation de cette « troisième révolution », trente ans après l’instauration de la république islamique, découleront des manifestations actuelles et de leur issue.

[10] Primitivement destiné à succéder à Khomeiny au rang de Guide suprême de la Révolution islamique, le grand ayatollah Montazeri - il porte le titre de marja (« source d’imitation ») - a publiquement dénoncé les résultats de l’élection du 12 juin 2009. Hossein Ali Montazeri n’avait pu succéder à Khomeiny en raison de sa critique du régime et de ses pratiques sanguinaires.

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