Dorothée Schmid : Après ce putsch, la contestation sera impossible en Turquie.: le 17 juillet 2016
Lors de cet entretien, l’auteur interroge Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie à l’Institut français des relations internationales, sur l’actuelle situation politique du pays, à la lumière des derniers événements. Selon elle, le président Erdogan va profiter du coup d’Etat avorté pour affaiblir plus encore l’opposition.
Comment une partie de l’armée en est-elle arrivée au coup d’État ?
D’abord, parce qu’il y a eu un précédent. La Turquie a déjà connu beaucoup de coups d’État militaires, le dernier en 1997, qui a abouti à la démission d’un islamiste [le Premier ministre Necmettin Erbakan]. Aujourd’hui, cet épisode est fantasmé et, depuis l’élection d’Erdogan, une partie de l’armée rêve d’un coup d’État. Ensuite, les tensions sur la question kurde, la crise syro-irakienne et la politique syrienne de la Turquie ont redonné de la vigueur à l’agitation dans l’armée. La dernière explication tient à l’affaiblissement d’Erdogan ces derniers temps. Il était en train de se séparer de plusieurs de ses bras droits, on sentait qu’il y avait des règlements de comptes avec des très proches du régime : les militaires se sont dit que c’était le moment de passer à l’acte.
Pourquoi veulent-ils écarter Erdogan ?
Si on suit la logique de leur communiqué, c’est surtout à cause de l’évolution du régime et de la situation intérieure en Turquie : l’autoritarisme croissant, les attaques contre la laïcité, l’impossibilité de régler la question kurde autrement que par la violence et la guerre. Mais au fond, il y a aussi des raisons de politique extérieure : la guerre en Syrie, par exemple. Le ministère des Affaires étrangères avait dit qu’il s’apprêtait à ouvrir aux Russes la base que l’Otan utilise, puis il a démenti le lendemain. C’est ce genre de petites approximations en politique étrangère qui a pu indisposer les militaires.
Pourquoi ce putsch a-t-il échoué ?
Ce coup d’État apparaît comme complètement amateur. Il n’a eu lieu que dans deux villes, c’est moins que lors des précédents coups d’État. Il y a eu un vrai manque de moyens. Et puis il y a certainement eu des défections, ça n’est en fait qu’une minorité de l’armée qui était investie dans ce putsch. Ensuite, ils ont oublié que la clé de la réussite, c’est Recep Tayyip Erdogan. Dans un système aussi verrouillé et personnalisé, dans un pays où au moins un tiers de la population adule Erdogan, c’est impossible de réussir un coup d’État sans régler ce qui lui arrivera après le putsch. Il y a eu tellement de ratés dans cette opération que je doute qu’ils aient eu une solution politique très claire. Comment auraient-ils géré le pouvoir ? Je n’ai pas l’impression qu’il y ait une profondeur politique à ce coup d’État.
Comment explique-t-on la réaction populaire qu’Erdogan a provoquée ?
C’est une personnalité charismatique, un leader fort, qui a réussi à écarter tous ses concurrents du paysage politique. Il joue sur l’affect, sur le nationalisme, il a un rapport charnel populiste avec son peuple. D’ailleurs, il a utilisé les réseaux sociaux, FaceTime par exemple, pour appeler les Turcs à aller dans la rue. Il avait prévenu qu’il "lâcherait les chiens" au moment de Gezi [les manifestations de 2013]. C’est une réaction populiste de leader dans une démocratie directe violente, qui a des traits de régime fasciste.
Qu’est-ce qui va changer après ce putsch avorté ?
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le pouvoir d’Erdogan va être affaibli. Ce coup d’État veut dire qu’il a beaucoup d’ennemis en Turquie. Et cette purge qu’il est en train de mener est plutôt un aveu de faiblesse. C’est une saignée qu’on fait au roi en fin de vie. Mais ce que je crains, c’est qu’Erdogan en profite pour durcir le régime. Le peuple turc, érigé en milice de défense de la République, va accentuer les violences de rue. Cela va rendre le climat social irrespirable. Il y aura beaucoup plus d’interdictions, de mainmise sur les médias et les réseaux sociaux, les lois antiterroristes vont être appliquées pour être le plus répressives possible envers tous les opposants. Après ce putsch, il n’y aura plus de contestation possible en Turquie, par personne.
M. D. A. © Le Journal du Dimanche (France)
Dorothée Schmid est chercheuse et responsable du programme "Turquie contemporaine" de l’Ifri depuis 2008. Ses travaux portent sur les développements de la politique interne en Turquie et sur les nouvelles ambitions diplomatiques turques.